J’apprécie que Mechthild Gilzmer (MG) ait consacré une aussi longue note de la lecture de mon ouvrage, d’autant plus que son propre ouvrage1, ainsi que le film réalisé par Rolande Trempé2, ont été aux fondations des recherches sur le camp d’internement de Rieucros. Je l’ai souligné dès l’introduction de mon livre (p. 11). Néanmoins le ton généralement péjoratif adopté conduit MG à se tromper à plusieurs reprises, mésinterprétant ce que j’ai écrit, voire livrant une information non vérifiée.

Là où, m’appuyant sur Marc Bloch3, j’ai parlé (p. 12) de l’intention de connaître qui m’a animée, dont a résulté mon ouvrage et quelques écrits4, MG expose que je »mélange«, »j’insinue«, je »cache une certaine continuité idéologique entre la IIIe République et le régime de Vichy« et je »tend à excuser la politique de répression«. Ma présentation des différentes femmes serait »impressionniste«, je »n’apporte aucune connaissance nouvelle«, et »épingle les travaux de collègues historiens«, afin de me »valoriser«. Plus important, de manière délibérée ou non, MG passe à côté de mes propos, précisément ceux qui, sur le fond, diffèrent des siens, d’où ses jugements décalés.

N’ayant pas l’intention de reprendre point par point sa recension, je me limiterai à quelques questions relevées par MG, au sujet desquelles j’estime avoir renouvelé et/ou augmenté les analyses de l’histoire de Rieucros.

1. Mon récit vise à inscrire l’histoire de Rieucros en Lozère, c’est-à-dire à faire comprendre qu’un camp d’internement ne peut pas être un isolat sans de fortes interdépendances avec le territoire qui l’abrite. Jusqu’à présent, cette manière de voir n’avait pas été développée au sujet de Rieucros – mais abordée par le travail de maitrise de Yannick Pépin, publié en 19985. MG avait écrit »Il est difficile de reconstituer clairement aujourd’hui les raisons qui ont conduit à choisir précisément Rieucros pour y construire le premier camp d’internement«6. Or, me fondant sur une lecture approfondie des archives du camp (archives départementales de la Lozère) et des archives de la direction de la Sûreté nationale (Archives nationales), j’ai présenté cette reconstitution, en montrant les jeux entre les différents protagonistes et leurs rôles.

Tout au long de l’ouvrage je me suis intéressée aux protagonistes locaux, par exemple, leurs jugements à l’égard des surveillantes, inscrits dans le système de »classe« de la société lozérienne. Et, autre exemple, j’ai pu montrer les »raisons« locales du transfert du camp à Brens à une date qui évitait la reconduction automatique du contrat de fourniture d’eau au camp par l’évêché.

2. Je n’aurais pas parlé des femmes espagnoles internées à Rieucros en même temps que les hommes? Mais, cela n’a pas été le cas: les hommes étaient les seuls internés à Rieucros lors de cette première séquence (à laquelle je consacre 40 pages). Les Espagnoles dont je parle, au moment de l’internement d’hommes à Rieucros, étaient logées dans des »centres d’accueil«, à Mende et autres lieux en Lozère. S’il existe des sources me contredisant, je serais ravie d’y accéder.

Au sujet des Espagnoles, j’ai écrit qu’elles n’ont pas été internées à Rieucros de manière aléatoire, mais, dès le 12 octobre 1939, après leur réception dans différents centres d’accueil en France, parce que leur refus de »retourner chez Franco« provoquait une ébullition politique dans ces centres. Elles étaient ainsi punies. Je l’ai brièvement exposé lors du colloque »Solidarias« organisé en octobre 2018 à Paris. Pour l’affirmer, je me suis référée à leurs dossiers de la direction de la Sûreté (Archives nationales). Et, afin de rendre possible une reprise de la recherche, j’ai cité mes sources – ce qui, me semble-t-il, est une règle en histoire.

Ultérieurement (en mai 1941), comme je l’ai précisé (après Maëlle Maugendre), des femmes internées à Argelès ont à nouveau été punies, c’est-à-dire envoyées à Rieucros après s’être portées au secours d’hommes forcés d’embarquer pour l’Algérie.

Par ailleurs, grâce à une lecture des cahiers d’enregistrement, j’ai précisé que les premières femmes internées à Rieucros, à partir des 11 et 12 octobre 1939, ont été des Espagnoles.

3. À partir de la lecture des cahiers d’enregistrement (conservés par les archives départementales du Tarn), j’ai exposé qu’aucune Française n’a été internée à Rieucros avant le 24 mai 1940. MG affirme le contraire, sans l’étayer. S’il existe des sources me contredisant, je serais là encore ravie d’y accéder.

4. Je n’ai »épinglé« personne. En revanche, j’ai exposé (p. 116) un malentendu dû initialement à Gilbert Badia7, repris par MG (p. 71 de son ouvrage). Prenant connaissance d’une liste (figurant dans le fonds Chevrier au CDJC), Gilbert Badia qui, à cette époque, ne disposait pas d’une autre liste, celle des »politiques« envoyées à Rieucros après leur incarcération à la Petite Roquette, avait interprété la première comme une disqualification des »politiques« pour des »raisons« sexuelles. Ce malentendu a conduit ensuite à présenter les »politiques« comme des victimes privilégiées du sexisme d’une partie de l’administration8.

Nous touchons là une question fort importante, celle de la spécificité et du rôle desdites »politiques«: furent-elles des victimes privilégiées du sexisme de l’administration, à cause de leur militantisme? Bien que le sexisme n’ait épargné aucune femme, il n’est pas possible de l’affirmer. Les »politiques« étaient dites (à Rieucros) »professant des opinions extrémistes«, tandis que d’autres femmes ont été arrêtées et désignées par des catégories sexualisées: celles qui soi-disant »racolaient«, ou encore se prostituaient.

Plus au fond, il en va de la conception du rôle des »politiques« à Rieucros. J’ai exposé que, certes, les »politiques« ont témoigné de leur puissance d’agir et de différentes formes de résistance, mais qu’elles n’ont pas été les seules. J’ai ainsi montré l’importance, dans le camp de Rieucros, d’une »politisation de l’ordinaire«, qui n’était pas d’origine partidaire. Cette démonstration a, effectivement, exigé une lecture précise et étendue des sources – je les ai citées.

5. Après l’ouvrage de MG, et après Sandrine Peyrac qui, lorsqu’elle était présidente de l’association Pour le souvenir du camp de Rieucros, a régulièrement informé au sujet des femmes juives déportées9, je me suis intéressée à toutes les personnes internées à Rieucros qui, ultérieurement, ont été déportées, parce que nées juives, de différents lieux en France. C’est ainsi que, dans mon ouvrage, j’annonçais la déportation de 6 hommes et 45 femmes. Depuis, je peux parler de 50 femmes déportées, qui avaient été internées à Rieucros. En effet, mes recherches continuent, notamment en raison de la mise sur pied d’un mémorial du camp d’internement de Rieucros, inauguré le 16 juillet 2023, auquel j’ai contribué en coordonnant le groupe »histoire«.

6. Manifestement MG a été intéressée par les 8 pages que je consacre aux femmes qui ont été »libérées« pour travailler en Allemagne, au point de reprendre mon propos à son compte, en recopiant y compris ce que je rapporte de Stanislawa N. au sujet de laquelle j’ai longuement enquêté ou encore citant les caractéristiques sociales des femmes et les lieux de travail en Allemagne où une partie d’entre elles a été envoyée. Pour la conduite de mon enquête, j’ai été conseillée par Camille Fauroux, que j’ai citée (p. 240 et 244) et explicitement remerciée (p. 311). Manque cependant à cette démonstration de MG l’un des pans de mon analyse, celui de la mise à distance des femmes dites prostituées, envoyées en Allemagne (ou autres), que des »politiques« ont continué d’exprimer jusqu’aux débuts des années 1970, dans le »Bulletin des anciennes internées de Rieucros et Brens« (p. 248).

7. Je ne me serais pas intéressée aux femmes ultérieurement déportées en Allemagne, victimes de répression politique? Oui, il reste de nombreux pans inconnus de l’histoire des hommes et des femmes qui furent internés à Rieucros. Apparemment, MG dispose à ce sujet d’informations privilégiées. Je les lirais avec beaucoup d’intérêt. Ce serait, me semble-t-il, une manière fructueuse de poursuivre ce qui, à la condition de changer de ton, pourrait être une discussion entre chercheuses.

1 Mechthild Gilzmer, Fraueninternierungslager in Südfrankreich. Rieucros und Brens 1939–1944, Berlin 1994. Traduit et édité en français: Camps de femmes. Chroniques d’internées. Rieucros et Brens 1939–1944, Paris 2000.
2 Rolande Trempé, Camps de femmes, long métrage de 63 min. réalisé par Claude Aubach, novembre 1994, diffusé par SCPAM, université de Toulouse-Le Mirail, http://www.canal-u.tv/video/universite_toulouse_ii_le_mirail/camps_ de_femmes_rolande_trempe.5531.
3 »Le passé est, par définition, une donnée que rien ne modifiera plus. Mais la connaissance du passé est une chose en progrès, qui sans cesse se transforme et se perfectionne«. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris 2018 [1949], p. 73.
4 Michèle Descolonges, Du goût de la nature comme »résistance« dans un camp d’internement en Lozère (Rieucros, 1938–1942), dans: Écologie & Politique 61 (2020/2), p. 173–184, DOI: https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2020-2-page-171.htm; ead., Préface à Isabel del Castillo, L’incendie, idées et souvenirs, traduction de Floreal Peleato, Barre-des-Cévennes 2020; ead., Un camp d’internement en Lozère. Rieucros 1938–1942, dans: Mondes sociaux (avril 2022); ead., Troubles dans la filiation. Alexandre Grothendieck et »Allons-nous continuer la recherche scientifique?«, dans: Écologie & Politique 64 (2022), p. 89–103; ead., Kali, une figure »Autre« de la résistance à l’internement. Parcours d’une internée rom en France durant la Seconde Guerre mondiale«, dans: Revue d’Histoire de la Shoah 217 (2023/1), p. 215–236, DOI: 10.3917/rhsho.217.0215; ead., Préface à Renée Mittler, Les cahiers de Renée, traduction de Catherine Cohen, à paraître dans la collection Mémoires de la Shoah, aux éditions Le Manuscrit.
5 Yannick Pépin, Rieucros: un camp d’internement en Lozère, mémoire de maîtrise, Montpellier 1998.
6 Gilzmer, Camps de femmes, p. 64.
7 Gilbert Badia, Un camp de femmes: Rieucros, dans: Gilbert Badia et al., Les barbelés de l’exil. Études sur l’émigration allemande et autrichienne (1938–1940), Grenoble 1979, p. 300–309.
8 Voir Mechthild Gilzmer dans le film de Delphine de Blic, réalisatrice, »Tout entière dans le paysage«, 2006. Mechthild Gilzmer, De »Blanche Neige« à Rieucros au »Verfügbar« de Ravensbrück. Pour une mémoire transnationale des camps pour femmes dans les années 40, dans: Armelle Marbon (dir.), L’engagement à travers la vie de Germaine Tillion, Marseille 2013, p. 145–157.
9 Voir les bulletins semestriels publiés par l’association Pour le souvenir du camp de Rieucros, https://camp-rieucros.com.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Michèle Descolonges, Rezension von/compte rendu de: Réponse au compte rendu rédigé par Mechthild Gilzmer de Michèle Descolonges, Un camp d’internement en Lozère: Rieucros, 1938–1942, Toulouse (Presses universitaires du Midi) 2022, 315 p. (Tempus, 67), ISBN 978-2-8107-0764-5, EUR 25,00., DOI: 10.11588/frrec.2023.2.96949, in: Francia-Recensio 2024/1, Gegendarstellung und Kommentare/Droit de réponse et commentaires/Right of Reply and Comments , DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.1.104023