Michel Balard nous offre un livre attendu, fruit de longues recherches sur un sujet qui le passionne depuis de nombreuses années. Dans l’introduction, il définit le sens du mot épices, »à la fois condiment et médicament, teinture et parfum«, mais il annonce s’intéresser surtout aux drogues et condiments venant de l’Extrême-Orient et de l’océan Indien qui étaient l’objet d’un grand commerce et de spéculation, et moins aux condiments, produits tinctoriaux et »simples« du bassin méditerranéen. Tout de suite (16–29) il plonge le lecteur dans la liste de 189 épices mentionnées dans le fameux manuel de Francesco Balducci Pegolotti, La pratica della mercatura (1335–1343), la comparant avec les occurrences dans les sources du Ier siècle à 1509, c’est-à-dire de Dioscoride à des inventaires de pharmacie.

Le livre est divisé en cinq chapitres bien articulés. Le premier est consacré à la nature et l’origine des épices (31–67) et l’auteur, à l’aide de Marco Polo, Pegolotti, et autres nombreux voyageurs et auteurs, nous promène en Chine (gingembre, galanga, casse ou cinnamome, camphre, rhubarbe, aloès, santal), en Insulinde (camphre, aloès, brésil, noix muscade, clous de girofle, curcuma, cubèbe, benjoin, jonc odorant), en Inde et à Ceylan (poivre noir ou long, turbith, indigo, tamarin, nard indien, bdellium, cardamome, casse, myrobolan et autres), en Asie occidentale (Perse: ase fétide, aneth, galbanum, sagapénum, sarcocole, aussi carvi, opium pontique, bol d’Arménie, cinabre), en Afrique orientale (ivoire, ambre gris, encens), en Égypte et en Arabie (gomme arabique, fenugrec, baume, coriandre, coton), dans le monde méditerranéen (alun, mastic de Chio, menues épices: safran – très cher –, staphisaigre, anis vert, berbéris, gomme adragante, scammonée, cumin, carvi, piment, mélilot, myrte, plantes aromatiques et médicinales), et hors de la Méditerranée (maniguette d’Afrique occidentale). Pour chaque plante ou produit végétal ou animal, M. Balard indique toutes leurs propriétés, ce qui fait de ce chapitre un chapitre de référence sur les épices au Moyen Âge auquel le lecteur se reportera longtemps après avoir lu le livre. Pour l’Inde, nous pourrions ajouter comme source plus tardive la somme de Garcia de Orta, Coloquios dos simples, e drogas he cousas mediçinais da India, publiée à Goa en 1563.

L’auteur étudie ensuite le commerce de ces épices (69–156), de nouveau selon les zones géographiques, les réseaux asiatiques, ensuite les réseaux méditerranéens qu’il connaît bien. Pour chaque zone, M. Balard donne des exemples précis, tirés de récits de voyageurs arabes, persans, occidentaux (Abu Zayd, Ibn Battuta, Marco Polo, Orderic de Pordenone, Tomé Pires), de chroniques, de géographies (al-Mas’ūdī, Ibn Khordadbeh, Ibn Hawqal, al-Muqaddasī), de manuels (Pegolotti), de sources archivistiques (Geniza du Caire, Gênes, Venise, Barcelone).

Les épices ayant été ramassées et traitées, puis expédiées, elles étaient alors propres à la consommation et l’utilisation, dans la cuisine, dans la pharmacopée et dans l’artisanat. Le troisième chapitre, »Les épices et la table« (157–219), bénéficie des travaux de Bruno Laurioux, largement cité, mais est original. Le goût des épices dans la nourriture viendrait du monde musulman, mais avec des adaptations; en tout cas, il y a eu une mutation dans le goût entre l’antiquité et le Moyen Âge. D’autre part, la consommation d’épices était un fort marqueur social: la plus haute et diverse consommation à la cour (de France, de Savoie, de Bourgogne …), qu’imite la haute noblesse (en France, en Espagne, en Angleterre); plus on descend dans la noblesse, moins la consommation est importante et diversifiée. L’Église suivait le même modèle, du haut clergé aux monastères où l’on déconseillait l’utilisation d’épices dans la nourriture. La consommation d’épices n’était pas uniforme selon les régions, étudiées principalement au moyen des livres de cuisine: sont ainsi distingués Byzance (où subsistait le garum romain) et l’Islam (où l’on appréciait le sucre), la France (où étaient prisés le gingembre, le safran, la cannelle, le clou de girofle, puis le sucre), l’Italie (déjà le Nord était différent du Sud, avec une grande diversité), la péninsule Ibérique (avec bien sûr une influence musulmane), l’Angleterre (safran, sucre, poivre, gingembre, cannelle, clou de girofle, le macis apparaissant au XVe siècle), l’Allemagne (poivre, safran, gingembre, sucre). Ces résultats, précise l’auteur, seraient à corriger par l’étude du marché et du prix des épices.

Dans »Épices et pharmacopée« (220–267), celui-ci s’intéresse d’abord au métier des vendeurs d’épices au détail, celui des épiciers et apothicaires, les deux termes ne se différentiant qu’à la fin du Moyen Âge, le métier des apothicaires bénéficiant de statuts; leurs boutiques étaient concentrées dans les mêmes rues, des inventaires nous en donnent une description détaillée. Pour les aider dans leur métier, les apothicaires disposaient de manuels: herbiers et réceptaires (livres de recettes), dont le modèle est le De materia medica de Dioscoride, suivi par le Circa instans de Platearius (le Livre des simples médecines) au XIIe siècle et par le Compendium d’Ibn al-Baytar au XIIIe siècle. Le grand ouvrage de prescriptions était l’Antidotarius magnus datant de vers 1100, le grand antidote restant la thériaque, qui nécessitait une trentaine d’épices. Le lien entre pharmacopée et alimentation faisait que l’on établissait des régimes de santé et de diététique, dont un exemple est Le Régime du corps d’Aldobrandin de Sienne d’avant 1257.

Le chapitre »Épices et artisanat« est le plus court (268–279): les épices étaient utilisées dans la teinturerie (mordançage) et comme colorants dans la draperie et la peinture, dans la cosmétique (cheveux et visage) et la parfumerie, et même dans la vie religieuse, le baume servant à la préparation du saint chrême.

Dans sa conclusion (281–287), Michel Balard revient sur la question: les épices »moteur de l’Histoire«? pour dire que les véritables moteurs de l’histoire ont été les banquiers, marchands et armateurs vénitiens et génois, catalans et provençaux.

Suivent un très utile »Dictionnaire des épices et des condiments« (289–353), des cartes, les notes des chapitres, une bibliographie bien fournie (411–454), les index de noms de personne et de lieu.

En lisant cet ouvrage, une petite question m’a taraudé: serait-il possible d’en savoir plus sur l’entreposage et le transport que les mentions de sacs (86, 101) et de caisses (130), ou, dans les boutiques, de pots (229, 234), les épices, du moins certaines d’entre elles, étant fragiles? Aussi, dans une œuvre d’une telle ampleur, il est normal que quelques petites erreurs se soient glissées: en fait, Jean de Mandeville est un voyageur fictif (35), Alvise da Mosto a découvert les îles du Cap-Vert (40), les foires de Bourgogne se tenaient à Chalon (168–169).

Avec ce livre, Michel Balard nous offre une puissante œuvre de synthèse qui s’inscrit dans la lignée des études de Wilhelm Heyd (Histoire du commerce du Levant au Moyen Âge, 1886) et d’Eliyahu Ashtor (Levant Trade in the Later Middle Ages, 1983). C’est aussi une œuvre réussie d’histoire globale, plus précisément d’histoire connectée, les épices étant des produits qui liaient tout l’Ancien Monde.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jacques Paviot, Rezension von/compte rendu de: Michel Balard, Histoire des épices au Moyen Âge, Paris (Perrin) 2023, 480 p., ISBN 978-2-262-10117-6, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2024/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.104904