À en juger par les bibliographies citées par les auteurs des textes publiés dans ce volume, l’étude de la pharmacologie médiévale est à la mode. Les deux éditeurs ont réuni ici les communications présentées en décembre 2018 lors d’un colloque qui s’est tenu au King’s College de Londres, en les organisant en deux parties: d’une part la transmission de la connaissance pharmacologique au cours du Moyen Âge, d’autre part des textes divers se rapportant de près ou de loin à la pharmacologie. Il en résulte un ouvrage inégal où l’histoire bien documentée des contacts culturels entre les grandes ères historiques, Antiquité gréco-romaine, Perse, Islam, Byzance, voisinent avec des échappées sur la magie, les superstitions et la sorcellerie.

Dans une large introduction, Petros Bouras-Vallianatos rappelle l’importance des traductions en latin d’ouvrages médicaux arabes, en particulier par Constantin l’Africain, et souligne l’intérêt d’œuvres majeures pour la pharmacologie médiévale, telles que l’Antidotarium magnum, riche de 1300 formules, l’Antidotarium de Nicolas, plus simple, le Circa instans élaboré par l’école médicale de Salerne, la plus importante du monde latin aux XIe–XIIe siècles, ou le traité de Symon Seth sur »les capacités des aliments«, adressé au basileus Michel VII Doukas. L’auteur présente ensuite les treize études publiées dans le volume et termine son propos en soulignant l’importance de la tradition médicale et pharmacologique islamique, qui a été transférée à l’ensemble du monde méditerranéen.

La première partie du volume s’ouvre avec une étude de Fabian Käs, portant sur le Livre des simples drogues d’Ibn al-Tilmidh, médecin chrétien, directeur de l’hôpital Adudi de Bagdad, dans la première moitié du XIIe siècle. Influencé par Ibn Sina, al-Razi et Ibn Ishaq, l’auteur présente 287 rubriques sur les plantes et minéraux médicinaux, en soulignant le nom de la drogue en arabe et en diverses langues, sa description schématique, son usage thérapeutique, ainsi que les remèdes utilisés à l’hôpital Adudi qu’il dirige. Il s’inspire aussi largement de Dioscoride, de Galien, de Paul d’Égine et de Ruffus d’Éphèse.

Partant des deux traités de Pline, la Medicina Plini et la Physica Plini, Jeffrey Doolittle s’intéresse aux remèdes dentaires, dont le nombre augmente sensiblement au cours du Moyen Âge. Composé par Pline de cendres d’os de la cheville d’une vache et de myrrhe, le »dentifricium« comprend une majorité de »simples« dans les manuscrits les plus anciens, tandis que s’accroit dans les plus tardifs le nombre de remèdes composés et d’ingrédients exotiques, tels que le poivre, la myrrhe, le mastic, le costus, l’alun, soit un ensemble d’ingrédients astringents et réchauffants. Mais peu de produits utilisés sont réellement neufs dans la tradition médicale latine.

Kathleen Walker-Meikle édite et commente un court traité latin, traduit de l’arabe et attribué à al-Razi, portant sur les qualités de 60 animaux. Dans ce manuscrit conservé à la Bodleian Library d’Oxford, chaque entrée comprend deux parties: la caractéristique et l’utilité de l’animal. L’autrice donne à titre d’exemple l’incipit traitant du lion, qui comprend une rapide description des éléments suivants: graisse, urine, sang, bile, corne, griffe, peau, chair, cerveau, foie, testicules, excrément et moëlle de l’animal.

La transmission de la science grecque antique par les Arabes est un fait majeur du Moyen Âge, bien connu de tous les chercheurs. Aussi Maria Mavroudi consacre-t-elle un long article aux termes arabes dans la materia medica byzantine. Elle remarque d’abord qu’il est bien difficile de dater l’introduction de termes étrangers dans le vocabulaire médical byzantin, dans la mesure où sur environ 1 800 manuscrits médicaux grecs, seulement 40, soit 6 %, sont antérieurs au XIIe siècle, dont trois manuscrits comportant l’herbier de Dioscoride, copiés entre les VIe et IXe siècles. Hunayn ibn-Ishaq (mort en 873) a traduit en arabe le texte de Galien sur les aliments, suivant un processus de contamination, son manuscrit étant successivement corrigé par plusieurs autres, de sorte que la science byzantine est une accumulation de connaissances anciennes, auxquelles se sont ajoutés des additions, des sommaires, des explications et une organisation. L’herbier de Dioscoride et les ouvrages de Galien sur la préparation des drogues sont les deux moyens de transmission de la pharmacologie grecque en arabe, Dioscoride étant traduit en arabe dès le VIIIe siècle, avec des annotations en grec (manuscrit de Leiden, sans doute produit dans les milieux de docteurs melkites reliés aux cercles intellectuels de Bagdad et d’Antioche). La présence fréquente de termes arabes, persans et latins dans la pratique pharmacologique et médicale byzantine est attestée dans plusieurs manuscrits de Paul d’Égine, dans un glossaire herbier arabo-grec et dans le Lexikon tōn Sarakēnōn. Aussi, la science byzantine peut-elle être considérée comme la préservation de la science de l’ancienne Grèce ou bien comme un intermédiaire entre la science islamique et occidentale.

La thériaque, cet antidote attribué à Mithridate VI (132–63 avant J.-C.) et à Andromaque, médecin de Néron, a fait l’objet d’un bel ouvrage récent publié sous la direction de Véronique Boudon-Millot et de Françoise Micheau. Trois auteurs y ajoutent ici le fruit d’une recherche sur la production de la thériaque en Grande Syrie: thériaque de Jérusalem, à base d’asphalte de la mer Morte, d’ail, de mille-feuilles et de mélilot, thériaque d’Ascalon, thériaque de l’Égypte ayyoubide, toutes largement exportées en Occident et vers Venise, en particulier.

Sivan Gottlieb présente ensuite un manuscrit de la Bibliothèque nationale de France contenant un herbier juif, riche de 133 illustrations et de 120 textes de commentaire sur les plantes. Il distingue les usages internes et externes de la plante, sans donner de grands renseignements sur les moyens de l’utiliser. Le texte hébreu est en fait une traduction du latin, mais avec quelques modifications dues aux divergences entre médecine et religion, dont l’auteur fait état.

Avec Richard Greenfield on aborde le domaine de la sorcellerie à Byzance. Les Grecs ont en effet une conception pluraliste des solutions médicales, tantôt orthodoxes, tantôt magiques, comme dans le cas de l’usage de l’asphodèle qui a une relation mythologique avec le monde souterrain, tout en ayant une longue tradition d’usage rationnel dans la médecine gréco-romaine, qui promeut les fumigations pour administrer des substances thérapeutiques, parfois par simple contact comme dans le cas des amulettes. Pour éviter toute déviance magique, les Pères de l’Église en encouragent l’usage, à condition qu’elles portent des matériaux ou symboles chrétiens. Phillip I. Lieberman revient avec Maïmonide sur le port des amulettes qui ne sont pas assurées d’avoir de l’effet si elles ne sont pas produites par un expert.

Deux manuels, l’un d’Ibn al-Akfani, l’autre d’al-Qurashi, étudiés par Paulina B. Lewicka, enseignent à se soigner avec des ingrédients bien connus et pas chers, selon un assemblage d’idées venant de Galien, de l’ayurveda, du christianisme et de l’islam, tout en présentant des substances entrant dans des formules magiques, actives sous l’influence des astres. Al-Qurashi ajoute néanmoins qu’il est difficile de faire la séparation entre les propriétés occultes et la vraie connaissance médicale.

Sous le titre »Sirops digestifs et boissons post-prandiales«, Leigh Chipman compare deux traités composés au Caire, l’un de pharmacopée en 1260, l’autre de cuisine rédigé au cours du XIVe siècle, pour conclure que la ligne entre les prescriptions pharmaceutiques et les recettes culinaires, parfois plus détaillées, est bien souvent invisible.

Examinant plusieurs manuscrits conservés à Paris, à Bologne et au Vatican, Matteo Martelli s’intéresse à l’alchimie dans la Byzance tardive. Il commente les nombreuses techniques utilisées pour la teinture des métaux et produire des alliages ressemblant à l’or ou à l’argent. Les recettes alchimiques et techniques pour fabriquer les métaux précieux ont connu une large diffusion à l’époque des Paléologues.

Retour en Occident avec Albert le Grand, étudié par Athanasios Rinotas. L’auteur montre que le maître avait cherché à créer des liens entre médecine, magie et alchimie, en s’intéressant aux propriétés des pierres et des plantes. Ainsi la chélidoine rouge, de nature chaude, peut soigner l’épilepsie, à condition d’être portée au cou. La mélancolie, provoquée par un excès de bile noire, peut être traitée par le port d’une pierre d’onyx, froide et sèche. Albert le Grand établit ainsi un lien étroit entre la couleur des pierres et la maladie.

Le dernier texte du volume, dû à Koray Durak, évoque les cadeaux de materia medica échangés entre l’Islam et Byzance. Poivre, spicanard, cinnamome, bois d’aloès, ambre gris, musc, myrrhe, indigo, lac, lapis lazuli vers Byzance, mastic, terre de Lemnos, storax vers l’Islam. L’auteur comptabilise les cadeaux diplomatiques envoyés de Byzance aux cours islamiques entre 806 et 1071, 26 au total dont une seule fournie en ingrédients médicaux, et les 9 que les Abbassides ont fait parvenir à Byzance, dont 6 comportaient des aromates et des drogues, tandis que vers l’Occident seuls 5 cadeaux diplomatiques sur les 56 envoyés contenaient un stock d’épices. Koray Durak conclut que les cadeaux constitués de drogues peuvent être des occasions d’affirmer la supériorité d’une culture par rapport à une autre.

En dehors de ce dernier texte, la part du commerce des drogues paraît bien restreinte dans ce volume presque entièrement consacré à la transmission des connaissances pharmacologiques d’un continent à l’autre. De belles illustrations provenant des manuscrits examinés ornent le livre, malheureusement sans légende, sinon la mention de la source dont elles proviennent. De copieuses bibliographies et un index détaillé seront très utiles aux chercheurs.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Michel Balard, Rezension von/compte rendu de: Petros Bouras-Vallianatos, Dionysios Stathakopoulos (ed.), Drugs in the Medieval Mediterranean. Transmission and Circulation of Pharmacological Knowledge, Cambridge (Cambridge University Press) 2023, 448 p., 17 col. fig., ISBN 978-1-009-38979-2, DOI 10.1017/9781009389792, GBP 100,00., in: Francia-Recensio 2024/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.104906