Durant ces dernières décennies, l’essor des »humanités numériques« a donné lieu à un développement des éditions critiques en ligne, qui se situent à la fois dans la continuité des méthodes philologiques bien établies aux XIXe et XXe siècles, et dans une forme d’innovation fondée sur l’extension des possibilités techniques. Le présent ouvrage, issu d’une thèse de doctorat en littérature médiévale et en sciences de l’information, propose une réflexion sur ces évolutions qui concernent aussi bien la conception de l’édition critique que sa présentation au lecteur, et formule quelques propositions en vue de l’élaboration d’un modèle théorique de l’édition critique numérique.
Après une introduction qui rappelle les principaux jalons chronologiques de l’édition critique, J. Casenave aborde dans une première partie l’héritage de la philologie traditionnelle (»L’éditeur scientifique contemporain, héritier de deux siècles de tradition philologique«, chap. 1–5, p. 17–122) et, dans une seconde, les enjeux de l’édition numérique (»Du livre à l’écran: continuité du travail de l’éditeur dans l’édition critique numérique«, chap. 6–10, p. 123–244), avant une conclusion générale qui formule plusieurs propositions méthodologiques (245–256); l’ensemble est complété par une bibliographie (257–272), une »grille d’observation des éditions numériques« en annexe (273–275), un index et une table des matières.
Au sein de cette structure en diptyque, les éléments (méthodes, notions, etc.) mis en évidence dans la première partie nourrissent le cadre de réflexion appliqué aux évolutions propres aux éditions numériques. Ainsi le rappel, dans le premier chapitre, des traditions historiques et des débats sur les méthodes d’édition – »méthode de Lachmann« fondée sur la reconstitution stemmatique de la tradition manuscrite, approche »bédiériste« à partir d’un manuscrit de base, »nouvelle philologie« considérant toutes les variantes comme dignes d’intérêt –, constitue un point de départ nécessaire, tout en introduisant une réflexion sur les objectifs particuliers des différents types d’éditions, qui trouvent encore des échos dans la diversité des pratiques de l’édition numérique. Après une présentation du corpus d’étude (23 éditions imprimées correspondant à des textes du Moyen Âge, pour la plupart en langue française, de la Vie de saint Alexis, éditée par Gaston Paris pour la première fois en 1872, au Dit de la fleur de lis, édité en 2014 par Frédéric Duval, dont J. Casenave utilise par ailleurs les travaux sur l’histoire de la philologie), le deuxième chapitre aborde en particulier le positionnement de l’éditeur face à son texte, le public des éditions critiques ou encore la matérialité des documents, généralement manuscrits, servant de base à l’édition. Le troisième chapitre analyse les »concepts philologiques« qui sous-tendent toute édition: autorité, fidélité, exhaustivité. Après ces développements essentiellement philologiques, le chapitre 4 (»L’édition critique comme système de communication«) propose un »décentrement théorique« consistant à aborder l’édition critique sous l’angle des sciences de l’information, ce qui donne lieu notamment à une étude du »schéma de communication« (émetteur/message/destinataire/contexte/code) adapté à l’édition critique traditionnelle imprimée (figure présentée p. 92): là encore, il s’agit d’un jalon qui permettra, en deuxième partie, d’établir une comparaison avec l’édition critique numérique (schéma analogue, p. 241). Enfin, le cinquième chapitre de la première partie (»Voies de caractérisation et d’interprétation du texte«) entend établir une »épistémologie du geste critique«, qui replace le texte dans son contexte et en fournit les éléments interprétatifs: l’édition critique est ainsi présentée comme »un dispositif didactique« à l’intention du lecteur (119), notion reprise ensuite à propos de l’édition critique numérique (notamment p. 201–205).
La seconde partie, centrée sur l’édition critique numérique, s’ouvre avec la notion de transposition (employée dans le titre du chapitre 6), qui s’illustre notamment dans les liens entre révolutions techniques et évolutions culturelles: J. Casenave propose ainsi un bilan de la place des éditions critiques dans les humanités numériques, avec une utile synthèse sur les définitions de ce champ disciplinaire en cours de structuration. Le chapitre 7, symétrique à certains égards du chapitre 2, commence par une présentation du corpus d’étude (148–149), composé de 25 éditions numériques: 1 œuvre antique (édition de l’Iliade et de l’Odyssée dans le cadre de l’Homer Multitext Project), 13 œuvres médiévales, 11 textes modernes et contemporains (certaines de ces éditions s’inscrivent dans des collections développées au sein d’une même institution, comme l’université de Caen, https://mrsh.unicaen.fr/categorie/pole-document-numerique/projets-pdn/ , ou l’École des chartes, http://elec.enc-sorbonne.fr). Plusieurs niveaux de positionnement éditorial sont mis en évidence à partir de ce corpus: simple transposition numérique de l’édition traditionnelle, éditions critiques publiées à la fois sur papier et sur internet, éditions numériques natives; cela permet à J. Casenave d’étudier les innovations dans l’établissement du texte (procédés informatiques utilisés dans le travail préparatoire sur la tradition manuscrite, formes de l’apparat critique), dans la présentation du texte au lecteur (apport, notamment, des transcriptions et des images de manuscrits), ainsi que dans les outils d’exploration du corpus (index, moteurs de recherche, outils de comparaison des différentes versions, etc.). Reprenant une notion développée au chapitre 3, le chapitre 8 explore le potentiel d’exhaustivité de l’édition critique: exhaustivité des sources manuscrites utilisées, ainsi que de l’apparat critique, mais aussi »exhaustivité de surface«, qui correspond à un développement, autour de la documentation primaire (texte édité, apparat, notes, glossaire, index), d’une documentation secondaire qui vient en approfondir l’interprétation (les interactions sont résumées dans une figure à la p. 176), et »exhaustivité de profondeur«, qui consiste à faire entrer le lecteur dans le »laboratoire du chercheur« en lui fournissant toutes les données factuelles ayant guidé le processus d’édition critique: cette analyse conduit J. Casenave à attirer l’attention sur le risque de dispersion et la nécessité d’une prise en compte du principe d’utilité dans la conception même des éditions numériques. Le chapitre 9 (»Le traitement éditorial de la documentation«) repart de la question de la profusion documentaire pour insister sur les différentes formes que peut prendre l’impératif d’organisation, aussi bien dans la »mise en discours« de l’information (classement, hiérarchisation, didactisation) que dans les procédures d’évaluation, de certification et de validation au sein de l’édition numérique. Enfin, le dixième et dernier chapitre analyse la réception de l’édition critique numérique au prisme des parcours de lecture, et met en évidence le renouvellement de la notion même d’auteur, ainsi que de ses interactions avec le lecteur.
L’ensemble propose un parcours intéressant au sein de l’histoire de l’édition critique, et un utile bilan des évolutions liées à l’approche numérique. On peut sans doute regretter que les problématiques propres à l’édition des textes antiques aient été pour l’essentiel laissées de côté (alors qu’il s’agit d’un domaine fondamental dans l’histoire de l’ecdotique, et bien représenté dans les humanités numériques), et la seconde partie aurait peut-être gagné à entrer plus directement dans les détails techniques de la préparation d’une édition numérique (au chapitre 10, p. 232–235, par exemple, la présentation du langage XML/TEI pourrait être illustrée par des exemples tirés du corpus). Toutefois les renvois bibliographiques fournissent les ressources nécessaires au lecteur qui souhaiterait explorer plus précisément ces questions (les répertoires exhaustifs d’éditions numériques, en particulier, sont cités p. 147), et la consultation directe des projets numériques abordés, à partir des adresses URL fournies (de manière inévitable, certaines semblent avoir légèrement évolué au moment de la rédaction de ces lignes), apporte un complément et une illustration à la lecture de cet ouvrage qui intéressera autant les spécialistes d’humanités numériques que les philologues plus traditionnels, en particulier médiévistes.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Baptiste Guillaumin, Rezension von/compte rendu de: Joana Casenave, L’édition critique numérique. Une nouvelle approche du patrimoine littéraire et documentaire, Paris (Honoré Champion) 2023, 292 p. (Lettres numériques, 16), ISBN 978-2-7453-6077-9, EUR 45,00., in: Francia-Recensio 2024/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.104907