Il ne pouvait y avoir lieu plus emblématique que l’ancienne capitale carolingienne d’Aix-la-Chapelle pour réunir des historiens médiévistes autour de la question des assemblées. C’est même dans la Haus Löwenstein, bâtie sur l’aula du palais impérial érigé par Charlemagne que se sont tenus les débats, en septembre 2014.
Plane sur la question l’ombre de Timothy Reuter, dont le travail sur la »politique d’assemblée« (assembly politics) continue d’orienter les recherches sur le sujet. Reuter, dans un article séminal paru en 2001, démontrait que les décisions politiques d’envergure prises au cours du haut Moyen Âge l’avaient été dans le cadre de délibérations collectives menées dans le cadre d’assemblées. Ces assemblées étaient certes politiques, mais étaient surtout composites, comme l’expriment les termes employés pour les qualifier (synodus, exercitus, consilium, placitum …), ce qui rend particulièrement malaisée l’attribution de catégories (séculier, ecclésiastique, militaire, judiciaire, royal, provincial) pour les qualifier.
L’objectif des organisateurs, rappelé dans le propos liminaire, était de proposer une étude de la pratique et du fonctionnement des assemblées, en insistant sur la diversité des pratiques et sur les spécificités régionales et en embrassant les réunions laïques et ecclésiastiques tenues à l’échelle locale et régionale. Les différentes communications s’intéressent aux formes prises, aux lieux, aux participants, aux sources particulières qu’ont générées les assemblées. Elles mettent en lumière une politique d’assemblée qui trouve son origine dans la tradition romaine (Bertrand Lançon) et se construit comme un lieu d’élaboration du consensus dans l’Antiquité tardive, lequel s’impose au haut Moyen Âge à toutes les échelles, ainsi qu’on l’observe par exemple dans les décisions des tribunaux comtaux carolingiens (Roman Deutinger). Les assemblées, à quelque échelle qu’on les observe, sont un théâtre du pouvoir, le lieu de formation d’une communauté politique et un instrument de légitimité politique, à l’image de la »monarchie d’assemblée« (Versammlungsmonarchie) carolingienne (Karl Ubl).
Le volume s’organise en quatre parties. La première comprend la présentation du projet par les deux directeurs du volume, ainsi qu’une communication de nature méthodologique de Verena Epp, particulièrement stimulante, qui expose l’un des angles d’approche définis dans le cadre du projet »Herrschaft als Beratung« soutenu par la DFG: proposer une grille d’analyse des pratiques délibératives fondée sur le recours aux sciences comportementales. On y lit tout l’intérêt qu’il y a à mobiliser la psychologie sociale et la sociologie de l’action collective pour appréhender le processus de délibération. On ne peut en effet comprendre les décisions prises par les groupes sans tenir compte du sentiment d’appartenance collective (groupthink), du poids du consensus ou du rôle de la majorité dans le processus de délibération. Il ressort de ces travaux que les décisions collectives ne peuvent se réduire à l’agrégation des décisions des individus qui composent les assemblées, attendu que les groupes prennent des décisions plus risquées que les individus, et que l’obtention d’une majorité joue un rôle décisif dans l’obtention du consensus. On peut regretter que la démarche heuristique proposée par V. Epp ne se retrouve pas dans les communications du volume, en raison sans doute de la simultanéité des communications, mais elle ouvre des pistes susceptibles d’orienter les travaux futurs consacrés au processus de délibération des assemblées médiévales.
Les parties suivantes adoptent une forme plus traditionnelle et sont consacrées à l’examen des pratiques d’assemblées dans la tradition romaine, aux réalités carolingiennes et enfin aux assemblées ecclésiastiques.
Si la période romaine se caractérise par la force des assemblées locales de notables, provinciales ou sénatoriales (B. Lançon), la période tardo-antique est traditionnellement associée à l’idée d’un recul de ces assemblées, jugées obsolètes en raison de la faible intensité des débats. Or, il serait erroné d’associer la »fiction du consensus« et sa mise en scène comme un signe de dégénérescence, attendu que le consensus constitue un outil politique, propre à lier les participants autour d’intérêts communs et à assurer l’intégration et la reconnaissance des élites (Sebastian Schmidt-Hofner).
Dans les royaumes barbares, c’est l’imbrication des sphères laïques et ecclésiastiques qui domine, ce qu’illustrent les dix-huit conciles de Tolède dans le monde wisigothique (Wolfram Drews) ou les conciles mérovingiens, dont Bruno Dumézil démontre qu’ils constituent un baromètre politique: ils sont l’expression d’un rapport de force, le témoignage de la capacité des souverains à mobiliser un réseau social.
Logiquement, l’époque carolingienne occupe l’essentiel des articles. L’assemblée y est un théâtre du pouvoir, au sein duquel la date (avec le déplacement du champ de mars au champ de mai) et le lieu constituent autant d’instruments de légitimation de l’autorité royale (K. Ubl, Thomas Zotz). Signe d’une évolution historiographique, les assemblées carolingiennes sont ici moins scrutées à travers l’étude des textes normatifs que des actes diplomatiques. Tobie Walther, Andrea Stieldorf et Sören Kaschke – qui se livre à un exercice similaire pour l’espace anglais – mènent tous trois une analyse documentaire en questionnant les actes diplomatiques: puisque les assemblées disposent d’une force d’attraction et ont été régulièrement le lieu d’émission de chartes, est-il possible de déterminer si des actes furent instrumentés dans le cadre de ces cours royales ou locales? Étant donné que 1 % seulement des actes carolingiens mentionnent un contexte d’assemblée, les conclusions des auteurs ne peuvent qu’être modestes, mais tous trois ont le mérite d’ouvrir des perspectives nouvelles, fondées sur l’analyse des souscripteurs, des dates d’instrumentation des actes ou de la publicité des décisions enregistrées.
Parmi les textes emblématiques utilisés pour décrire et analyser le fonctionnement des assemblées figure le De ordine palatii composé par Hincmar de Reims en 882, que Simon MacLean examine à nouveaux frais. L’archevêque y décrit l’assemblée comme un petit groupe de conseillers réunis autour du roi et du chancelier, destiné à orienter la politique royale. MacLean replace le document dans son contexte de rédaction, quand le vieil archevêque connaît une perte d’influence notable, après la disgrâce dont il a été l’objet au concile de Fismes (881). Le traité doit ainsi être perçu non pas comme une description fidèle des institutions carolingiennes, mais plutôt comme le récit nostalgique d’une époque où Hincmar avait l’oreille du roi.
Les deux dernières communications s’intéressent aux réalités romaines dans la seconde moitié du IXe siècle (Klaus Herbers) et aux IXe–Xe siècles (Annette Grabowsky). Pour l’essentiel, les conciles romains sont des assemblées locales, essentiellement fréquentées par le clergé romain, où sont traitées des affaires italiennes. Les comptes-rendus, souvent plus détaillés qu’ailleurs, sont parfois utiles pour appréhender le fonctionnement conciliaire, comme ce problème de chauffage qui, en 863, contraint les protagonistes à se transférer de Saint-Pierre au Latran, ou la stratégie consistant à faire patienter les clercs convoqués en audience, situation qu’endurèrent Gunther de Cologne et Teutgaud de Trèves en 864. En dehors de Rome, la présence du pape ou de ses légats est rare avant la réforme grégorienne: seuls 6 % des conciles à l’époque carolingienne, 25 % à l’époque ottonienne, mentionnent une représentation pontificale.
Le titre de l’ouvrage dirigé par Philippe Depreux et Steffen Patzold ne rend pas justice à l’originalité de son contenu: s’il est consacré aux assemblées, il oriente surtout l’analyse vers les pratiques d’assemblée et les processus de décision élaborés à l’occasion de ces rassemblements. Pour ce faire, ne sont occultées ni les difficultés inhérentes à l’examen des sources, ni les difficultés rencontrées par les historiens pour saisir les assemblées locales, pour reconstituer les contours des groupes des participants ou pour saisir le sentiment d’appartenance (groupthink) qui en découle.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Laurent Jégou, Rezension von/compte rendu de: Philippe Depreux, Steffen Patzold (Hg.), Versammlungen im Frühmittelalter, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2023, 304 S., ISBN 978-3-11-104039-4, EUR 129,00., in: Francia-Recensio 2024/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.104915