Ce volume rassemble les actes d’un beau colloque qui s’est tenu à Saint-Gall en juin 2018. Il contient les contributions de dix historiens du droit canonique médiéval, qui figurent parmi les meilleurs spécialistes de la genèse et de la confection du Décret de Gratien. Depuis la découverte du manuscrit 673 de Saint-Gall, il y a un peu plus de vingt ans, nos connaissances des modalités d’élaboration du Décret se sont considérablement renouvelées. Pour saisir l’enchainement des diverses phases de l’élaboration de cette Concordia discordantium canonum, les historiens discutent de la date d’élaboration de divers manuscrits: le manuscrit de Saint-Gall, le plus court, et que Carlos Larrainzar estime (ou estimait) être le plus ancien; une version un peu plus longue qu’Anders Winroth avait si bien analysée avant même les découvertes de Larrainzar (A. Winroth, The Making of Gratian’s Decretum, 2000), et la version la plus longue reprise par tous les éditeurs jusqu’à Friedberg. Chacun continue à voir dans le corpus qu’est le Décret de Gratien le point d’aboutissement de l’évolution du droit canonique du premier millénaire et le point de départ de la construction du droit canonique classique. Mais cette affirmation générale doit être explicitée. Connaître plus précisément les étapes, les remaniements, les ajouts qu’a subi la compilation, pouvoir analyser leur contenu et comprendre leur raison d’être, permet d’affiner considérablement la connaissance que l’on peut avoir du droit canonique du XIIe siècle, de la circulation des sources à travers l’Occident et des doctrines juridiques qui commençaient alors à s’élaborer, prémisse à la splendeur du droit savant qui n’en est alors qu’à ses premiers balbutiements.
Andreas Thier introduit l’ensemble du volume (3–13) en soulignant tant les défis que pose la découverte de ce manuscrit de Saint-Gall que les chances qu’elle représente pour nos connaissances. Philipp Lenz enchaine sur cette introduction générale (17–55) par une belle étude de codicologie et de paléographie lui permettant d’affiner l’apport des glossateurs.
La troisième partie, consacrée à la création de la science juridique, compte elle-même quatre contributions. Enrique de León ouvre cette belle série en envisageant la doctrine relative à la formation du lien matrimonial (59–77). Il commence par rappeler les ouvrages classiques des historiens, dont des travaux anciens qui ne pouvaient pas prendre en considération les découvertes récentes. Avec raison, il centre son propos sur le C. 27, q. 2, mais rejette d’un trait de plume les écrits de Jean Werckmeister († 2011) – Revue de droit canonique 60 (2010) – qui voyait dans le manuscrit de Saint-Gall un texte plus tardif; les opinions de notre collègue strasbourgeois sont ici qualifiées par E. de Léon de »totalement anachroniques et n’ayant rien à voir ni avec le texte ni avec le contexte«. E. de Léon réaffirme que, du moins en ce qui concerne le mariage, le manuscrit de Saint-Gall puise à des sources anciennes et n’a pas la perfection terminologique des versions suivantes.
Melodie H. Eichbauer étudie le caractère spécifique et unique de la prima causa dans le manuscrit de Saint-Gall (78–94); la prima causa est particulièrement significative du début d’une réflexion canonique scientifique menée par des compilateurs réfléchissant sur des questions qui se posaient avec acuité à la fin du XIe et au début du XIIe siècle. La datation de ce manuscrit aux premiers temps du XIIe siècle repose sur des bases solides.
Titus Lenherr recherche, en scrutant la terminologie, ce que furent ces Exserpta ex decretis sanctorum patrum (95–117); il y voit des sortes de notes de lecture, que le maître présentait aux étudiants, en parlant souvent à la première personne. Le maître disposait, quant à lui, de la Concordia sur laquelle il basait son cours. Le manuscrit daterait des années 1160/1165; il aurait été élaboré dans le nord de l’Italie et aurait servi davantage à l’oral.
Pour clore cette partie, John C. Wei (118–139) estime lui aussi que ce manuscrit de Saint-Gall reflète un enseignement oral. Il souligne sa richesse et la diversité des textes qui y sont rassemblés; ceux-ci ne se limitent pas au Décret.
La quatrième partie concerne les processus de partage des connaissances juridiques avec le public. Les gloses et autres inscriptions en marge donnent ici de précieuses indications.
Atria A. Larson (143–166) estime que, à partir de ces notes du manuscrit de Saint-Gall 673, on peut comprendre comment les auteurs ont fait émerger une nouvelle science canonique.
Kenneth Pennington s’inscrit, pour partie, dans ce même courant; il retient les commentaires faits en marge du manuscrit, gloses de droit romain ou de droit canonique, pour expliquer les méthodes d’enseignement auprès des écoliers. Il affirme, lui aussi, que le manuscrit a servi pour l’enseignement mais ajoute que personne n’aurait utilisé ce texte à cet égard si les autres recensions du Décret n’avaient pas déjà été disponibles. Pour lui, ce manuscrit de Saint-Gall, sans constituer à proprement parler une toute première version, reflète plutôt l'organisation générale d'une première recension, utilisée pendant de nombreuses années et qui a été augmentée notamment dans les causes relatives au mariage. Par la suite, ce même texte a encore servi bien longtemps. K. Pennington conclut son propos en soulignant la diversité des opinions des auteurs s’exprimant dans ce volume publié en 2022, preuve de ce que les débats doivent se poursuivre.
José Miguel Viejo-Ximénez continue cet examen des Exserpta, comme étant à l’origine de la science du droit canonique (183‑217); pour lui aussi, on a recouru à ce texte essentiellement dans un milieu académique; il précise les phases des divers ajouts ou modifications et insiste sur le caractère très progressif de l’élaboration de ces textes.
Dans le dernier article, A. Winroth envisage une autre version, conservée à Trèves, grâce à laquelle il affine notre vue des transformations et abréviations du Décret.
Stephan Dusil présente les conclusions générales sous le titre: »le manuscrit de Saint-Gall, une copie du Décret dans les premiers temps de l’enseignement des décrétistes. Nouvelles perspectives, nouveaux points de vue et questions ouvertes« (245–251). Ce colloque se proposait de préciser les véritables débuts de l’enseignement du droit au Moyen Âge. Trois voies étaient ouvertes pour analyser ce manuscrit: quelles sont ses origines, où et pourquoi fut-il élaboré? quel type de raisonnement juridique l’auteur voulait-il promouvoir? et enfin, comment les connaissances juridiques de SG ont-elles été partagées avec les lecteurs et écoliers? Un consensus semble s’établir sur le rôle de ce manuscrit dans l’émergence et le développement d’un enseignement de la science canonique qui se fait sur la base de divers textes subissant bien des modifications. Mais des questions restent, ne serait-ce que sur le point essentiel de la chronologie des divers manuscrits.
Le chercheur appréciera la qualité scientifique de chacune de ces contributions ainsi que les nombreuses citations et reproductions de textes qui soulignent magnifiquement le propos. Nos connaissances sont utilement renouvelées par ces beaux articles. Si »The Making of Gratian’s Decretum« conserve encore bien des mystères, notre curiosité attend avec impatience de nouvelles découvertes, aussi séduisantes que celles ici présentées.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Brigitte Basdevant-Gaudemet, Rezension von/compte rendu de: Stephan Dusil, Andreas Thier (ed.), Creating and Sharing Legal Knowledge in the Twelfth Century. Sankt Gallen, Stiftsbibliothek, 673 and Its Context, Leiden (Brill Academic Publishers) 2022, 265 p. (Medieval Law and Its Practice, 35), ISBN 978-90-04-51925-1, EUR 121,33., in: Francia-Recensio 2024/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.104916