L’autrice, enseignante en littérature anglaise médiévale à l’université catholique de Dayton (Ohio), a déjà publié Crafting Jewishness in Medieval England: Legally Absent, Virtually Present (2011) et Jews in Medieval England: Teaching Representations of the Other (2017); sa dissertation doctorale (2002) portait sur Fables, Facts, and Fictions: Jewishness in the English Middle Ages (Lehigh University, Pennsylvanie).
Le titre de l’ouvrage a de quoi surprendre et intriguer. L’A. déclare vouloir étudier »les violents affrontements entre temporalités différentes qui sont inscrits dans la vision médiévale de l’annus domini«. Et de poursuivre: »La temporalité chrétienne représente celle qui est propre aux Juifs comme étrange, dépassée et génératrice d’un comportement incivil et socialement perturbateur. La temporalité juive, en retour, évoque un peuple marginalisé qui s’efforce de sauver sa temporalité assiégée, [venue] d’une époque oubliée et colonisée«. L’A. s’oppose à l’idée que »l’annus domini time« (donné sous cette forme ou récemment déguisé en »ère commune«) figure désormais comme la norme universelle.
Par l’analyse d’un corpus d’œuvres littéraires en moyen anglais, en latin et en hébreu, accompagné de seize enluminures, l’A. examine comment les autres temporalités ont été présentées comme »non standard« et positionnées comme »des menaces putatives pour le tissu de l’empire temporel de la chrétienté latine«. En fin de compte, le livre se donne pour but de réfléchir »à la manière dont le temps« commun »marque et réduit au silence les identités et les cultures marginales« et de montrer »à quel point la dynamique de l’environnement médiéval se matérialise dans notre monde moderne«.
À cette fin, l’ouvrage piste les textes qui »témoignent de batailles idéologiques« entre des temporalités concurrentes à travers une introduction, cinq chapitres et un épilogue: les chapitres 1 et 2 sondent les chroniques juives des croisades et, en particulier, les épisodes du Kiddouch ha-Shem (sanctification du nom divin) relatés dans la chronique anonyme de Mayence et dans celle de Solomon bar Simson; ils mettent en regard des récits anti-judaïques anglais de meurtres de jeunes garçons: la Vie et la Passion de Guillaume de Norwich, en latin, de Thomas de Monmouth (1144) d’une part, des récits mariaux anti-judaïques en moyen anglais compilés à l’extrême fin du XIVe s. au sein du Vernon Manuscript (Oxford, Bodleian Library, MS. Eng.poet.a.1), de l’autre. Le troisième chapitre revient sur le massacre des Juifs d’York, tel qu’il est raconté »avec jubilation« par les chroniqueurs chrétiens anglais Guillaume de Newburgh et Roger de Howden (dernier quart du XIIe s.), et sur les pièces médiévales des mystères d’York (seconde moitié du XIVe s.). Le chapitre suivant traite d’une romance allitérative en moyen anglais et des horribles descriptions qu’elle fait du soi-disant cannibalisme maternel juif. Le chapitre 5, compare quatre versions, datées de la fin du Moyen Âge, de l’histoire du jeune choriste soi-disant massacré par des Juifs, dont la version la plus célèbre a été livrée par Geoffrey Chaucer, dans son Conte de la prieure.
L’objet de l’ouvrage est, on l’aura compris, les concurrences de temporalités dans l’Occident médiéval. La proposition n’est pas dénuée d’intérêt (ainsi la réflexion sur la multiplicité des calendriers haut-médiévaux ou la critique de l’emploi, à la mode désormais mais parfaitement hypocrite, comme le souligne à juste titre l’A., de l’expression »ère commune« à la place de av. ou apr. J.-C.: »cachez ce Christ que je ne saurais voir!«) mais le terme »temporalité(s)«, employé à plus de 75 reprises dans une introduction de 31 pages se révèle vite obsédant et usité souvent mal à propos (temps ou calendrier aurait suffi dans la plupart des cas, réservant »temporality/ies« au seul usage conceptuel et englobant). L’emploi des vocables »territorialization« et »deterritorialization« à propos de dimensions temporelles de l’analyse laisse songeur. Plus déconcertant encore est l’emploi des termes »colonial« (et dérivés: »The colonized Jews« revient fréquemment) et »colonisation« pour signifier à la fois l’emprunt, le détournement et l’effacement de la temporalité juive par la construction du calendrier chrétien! Voici Bède et Jacques de Vitry ou encore Jacques de Voragine coupables de »colonizing« … On regrettera aussi, au long des différentes parties du livre, l’usage de grands enjambement chronologiques à travers les siècles, de l’Antiquité tardive à nos jours, tant dans l’évocation des événements que dans celle des personnages et des productions littéraires sans que soient suffisamment énoncés les jalons de cette supposée continuité dans les phénomènes de »colonization« et sans que les œuvres littéraires comparées soient replacées dans l’évolution de leurs contextes historiques de production. Est-il licite d’essentialiser Juifs d’un côté, chrétiens de l’autre, comme si ni les uns ni les autres n’avaient pas évolué entre l’époque de Bède et l’aube de la Renaissance et comme si le rapport des chrétiens aux Juifs était, en Angleterre comme ailleurs, le même au haut Moyen Âge (y-a-t-il alors une présence juive en Angleterre?) au Moyen Âge central et après l’expulsion des Juifs du royaume Plantagenêt en 1290? Plus contestable encore est l’utilisation sans précaution du concept d’antisémitisme (associé, en p. 2, à la colonisation et à l’homophobie …): voici Eusèbe de Césarée et Jean Chrysostome accusés d’antisémitisme! Déclarer d’entrée de jeu (4); »Streaming behind the Christian Easter runs an invisible (sic) performance: suppression of (sic) and escape from the Jewish Passover« ne relève-t-il pas du truisme? Quelques bévues enfin doivent être relevées: Jacques de Voragine n’a pu user du calendrier grégorien et le 15 août n’est pas la fête de la naissance de la Vierge (10–11) …
La bibliographie de l’ouvrage est abondante (370 références), presque uniquement en anglais: si l’on rencontre quelques auteurs français (parmi lesquels peu d’historiens médiévistes), c’est qu’ils ont été traduits en anglais. De ce fait, des manques apparaissent qui auraient pu aider à une réflexion plus nuancée: comment faire la comparaison des paradigmes intellectuels juifs et chrétiens au Moyen Âge sans évoquer les travaux en langue française de Bernhard Blumenkranz ou Gilbert Dahan? Comment évoquer les massacres rhénans de la première croisade (chapitre 1) sans que soient cités des auteurs de langue allemande, en particulier ceux de »l’École de Trèves«?
L’auteur de la présente recension pourra être taxé de naïveté, d’être »outmoded«, voire »non conscientisé«. Il reviendra à chacun des lecteurs de cet ouvrage intéressant et contestable de trancher.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Luc Fray, Rezension von/compte rendu de: Miriamne Ara Krummel, The Medieval Postcolonial Jew. In and Out of Time, Ann Arbor (University of Michigan Press) 2022, 267 p., 15 fig., ISBN 978-0-472-13237-9, EUR 75,91., in: Francia-Recensio 2024/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.104927