Le sinistre qui a frappé Notre-Dame de Paris a remis à l’honneur le nom de Maurice de Sully, l’évêque de Paris qui fut à l’origine de sa reconstruction à partir de 1163. Toutefois l’héritage de ce prélat ne se réduit pas à son œuvre de bâtisseur: Maurice de Sully est aussi fameux comme pasteur et en particulier comme prédicateur, grâce à la collection de sermons au peuple qu’il a composée en latin pour les dimanches et les fêtes. C’est elle qui fait ici l’objet d’une édition et traduction en français. Pour cette tâche, aucun savant n’était mieux indiqué que le P. Jean Longère, un des meilleurs spécialistes de la prédication médiévale à laquelle il a consacré plusieurs travaux, notamment: Œuvres oratoires de maîtres parisiens au XIIe siècle. Étude historique et doctrinale, Paris 1975, 2 vol. et La prédication médiévale, Paris 1983, sans compter l’édition critique des Sermones vulgares vel ad status de Jacques de Vitry, Turnhout 2013. Sur Maurice de Sully même, Jean Longère a fait paraître en 1988 Les sermons latins de Maurice de Sully. Évêque de Paris († 1196). Contribution à l’histoire de la tradition manuscrite, Steenbrugge 1998, ainsi qu'une transcription de ces sermons dans Œuvres oratoires de maîtres parisiens au XIIe siècle.
Pour accomplir l’édition critique des sermons de Maurice de Sully, une difficulté vient du succès qu’ils ont aussitôt remporté, causant leur dispersion en huit groupes de manuscrits, renfermant chacun un recueil de sermons différent: on y trouve les sermons de Maurice mêlés à ceux d’autres prédicateurs de son temps. Jean Longère a déjà procuré la description codicologique et le classement généalogique de ces huit groupes dans l’ouvrage cité ci-dessus, Les sermons latins de Maurice de Sully. Dans le présent livre, il publie une édition qu’il s’abstient de qualifier de critique. D’abord parce qu’elle repose sur l’emploi de deux manuscrits seulement: Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 2949 et 14925, représentants des groupes II et I. Ensuite, parce que le texte latin n’est accompagné d’aucun apparat critique. Il est en revanche escorté d’une traduction française, réalisée par le défunt chanoine Jean Moreton, non pas en regard du texte latin comme d’ordinaire, mais à la suite de chacun des sermons.
Ce sont ainsi 71 sermons qui sont proposés ici au lecteur, précédés d’une introduction dans laquelle Jean Longère présente Maurice de Sully, sa vie, son action pastorale à la tête du diocèse de Paris, la description de ce dernier, qui se compose de trois archidiaconés ruraux et de deux archiprêtrés urbains, enfin sa collection de sermons et sa prédication. Les 71 sermons forment une collection qui eut un vif succès, mais limité dans le temps à la fin du XIIe siècle et à la première moitié du XIIIe siècle, avant que les productions des ordres mendiants ne la supplantent. L’attestent les quarante manuscrits latins qui ont survécu, non seulement à Paris, où l’on conserve dix-sept témoins, mais encore dans l’Est et le Nord de la France, en Allemagne, en Angleterre. L’atteste aussi la trentaine de manuscrits en ancien français, qui se répartit entre Paris (15), le reste de la France (6) et l’Angleterre (10, dont 6 à Oxford). Elle documente, non pas une traduction unique, mais plusieurs, car les versions françaises ne sont pas identiques entre elles. Plutôt même faudrait-il parler d’adaptations et non de traductions, car la différence est importante entre l’original latin et les témoins en ancien français.
Utilisant le Liber exceptionum de Richard de Saint-Victor, daté entre 1153 et 1160 et postérieure de toute façon à la nomination de Maurice comme évêque en 1160, cette collection pourrait dater de 1170 environ. Adressée au peuple et privilégiant un enseignement moral et spirituel assez simple, elle se distingue d’une autre collection de vingt sermons, aussi attribuée à Maurice de Sully, mais au contenu plus élaboré pour un public de clercs et d’étudiants: le prédicateur y pratique une exégèse plus savante, selon les divers sens de l’Écriture. Cette seconde série de sermons est transmise dans seize témoins, pour partie les mêmes que la collection principale, au peuple.
L’absence d’apparat critique est un inconvénient. Elle laisse le lecteur désemparé quand, par exception, il a des doutes sur l’établissement du texte latin. Ainsi, p. 39, le prologue du premier sermon s’achève sur cette phrase, dont nous donnons le texte latin et la traduction française ci-dessous:
Tria sunt ergo que necessaria videntur nobis in officio sacerdotali constitutis et regendi animabus spiritualiter designatis, scilicet: sancta vita, recta scientia, predicatio continua.
Trois choses sont nécessaires pour nous qui sommes établis en l’office sacerdotal et spirituellement marqués pour diriger les âmes, c’est-à-dire: vie sainte; science exacte; prédication assidue.
Là où le latin porte regendi, faut-il lire l’adjectif verbal regendis, se rapportant à animabus? Bien sûr, une nouvelle forme en ‑is prêterait alors à confusion, si près des ablatifs constitutis et designatis. Cependant on voit mal comment construire autrement la phrase qu’avec un datif regendis animabus … dépendant du participe designatis: »(à nous) désignés pour diriger les âmes«. Si à l’inverse il fallait conserver la forme génitive, au titre d’un complément du nom officio (mais cela n’est guère vraisemblable, car les deux mots officio et regendi sont dans deux propositions différentes, séparées par la conjonction et), c’est alors animas qu’on aurait dû lire au lieu d’animabus, comme complément d’objet de regendi.
Mise à part cette petite énigme, à vrai dire la seule de ce genre qui me soit apparue, l’ouvrage donne à lire des documents précieux sur les préoccupations pastorales d’un évêque dans la seconde moitié du XIIe siècle, avant l’essor au XIIIe siècle de la prédication mendiante en particulier. On sait gré spécialement à l’auteur d’avoir enrichi l'édition d'une annotation nourrie des sermons: ses notes, une sorte de glose continue, sont une mine d’information, surtout dans les premiers sermons car, par la suite, l’essentiel ayant été déjà dit, les notes peuvent se concentrer peu à peu sur la recherche des sources, qui a bénéficié des soins de Pascale Bermon.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Dominique Poirel, Rezension von/compte rendu de: Jean Longère, De la chaire à la pierre. Maurice de Sully, évêque de Paris (1160–1196). Sermons au peuple pour l’année liturgique, Paris (Éditions du CTHS) 2023, 336 p. (Collection de documents inédits sur l’histoire de France. Série in-8°, 83) ISBN 978-2-7355-0950-8, EUR 55,00., in: Francia-Recensio 2024/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.104928