L’essentiel de cet ouvrage réside dans la réédition de treize articles, parus entre 1998 et 2017, à mesure de la publication chez Droz, sous la direction de l’auteur, d’une édition critique des diverses versions du Devisement; ils sont complétés par deux travaux nouveaux, un survol de la biographie et du voyage de Polo (n° II) et une synthèse sur l’articulation des différentes versions (n° III). L’introduction (n°I) en énonce le programme et regroupe les contributions par thèmes: les cinq premières (de IV à VIII) posent la question de la version originale et de la dérivation des versions successives; un deuxième groupe (n° IX et X) envisage celle de la relation entre le voyageur et le rédacteur initial, le Pisan Rustichello (Rusticien de Pise); un troisième (n° XI à XIII) analyse le lexique oriental, le vocabulaire nautique et les italianismes. Deux articles plus originaux (n° XIV et XV) éditent deux fragments du Devisement retrouvés l’un à la British Library et l’autre chez un antiquaire: le fragment franco-italien f et le fragment anglo-normand X, qui manifestent une diffusion inattendue de l’œuvre et une nouvelle langue. Enfin, un rapide survol (n° XVI) envisage les apports de Marco Polo à la culture occidentale.

Le regroupement de contributions entraîne des répétitions dans un ouvrage touffu, tandis que manquent un stemma des manuscrits et une table des sigles des manuscrits qui éclaireraient les propositions de l’auteur. On peut le reconstruire ainsi: pas d’original absolu, perdu et reconstituable, mais une œuvre en mouvement, corrigée et traduite du vivant de Polo. Le texte dicté à Rustichello en 1298–1299 dans leur prison de Gênes, a été aussitôt mis en forme en français, et bientôt perdu; en dérivent une version franco-italienne F (Paris, BnF, fr. 1116) dont la quatrième partie a été rédigée après l’épisode génois, le fragment anglo-normand X, une version française Fr (familles A, B, C et D) écrite autour de 1307 pour Charles de Valois sous la direction de Polo et une traduction en toscan (mss. TA) fortement abrégée, ainsi qu’une version vénitienne également abrégée (VA). Une traduction latine (P) de cette version vénitienne, encore abrégée et remaniée, a été réalisée par le dominicain Francesco Pipino après 1310 et largement diffusée.

Une réduction en latin, le Compendium, connue par des manuscrits tardifs, est également rédigée à partir du vénitien (famille L) et des versions vénitiennes remaniées apparaissent encore au XVe siècle, tandis que des additions caractérisent une traduction latine conservée à Tolède (Z) et l’édition R de Ramusio au XVIe: ce second ensemble fait supposer la circulation d’un texte parallèle perdu (le B), qui est la source des nombreuses additions à Z et à R. Sur ces points, renvoyons au stemma de la tradition textuelle, p. 17, dans Christine Gadrat-Ouerfelli, Lire Marco Polo au Moyen Âge. Traduction, diffusion et réception du »Devisement du monde« (2015), et à ses développements, 13–111.

Ph. Ménard bataille contre d’autres hypothèses, celle, ancienne, du grand Luigi Foscolo Benedetto (un texte original unique à reconstituer) et celle de Barbara Wehr (une version originale perdue en vénitien, l’épisode de la prison n’étant qu’une affabulation de Rustichello). Il liquide l’attribution au scribe Grégoire de la version française, fondée sur une mauvaise lecture (contrefais, »remanié«, pour contreescrips, »recopié«) et attribue à Pipino, qui rejoint en 1325 les frères Pérégrinants, missionnaires en Arménie, une volonté de »christianiser« le Devisement. Mais la lecture du Devisement montre que Polo a été très sensible à la situation fragile des chrétiens, en particulier nestoriens, sous le régime musulman et même sous les Mongols: il enregistre toutes les églises rencontrées et rapporte quatre »miracles de frontière« légendaires qui auraient imposé aux khâns ou aux sultans de respecter les lieux de culte, dont deux sont déjà des exempla connus des prédicateurs. Il suit aussi les Alains au service du khân, cavaliers ossètes de rite grec encadrés par des prélats catholiques.

La recherche de la formule »je, Marco Polo« permet de classer les versions en trois groupes: les rédactions franco-italienne, toscane et la version latine Z en comptent quelques cas, la vénitienne et la latine de nombreux, tandis que la version française l’ignore: l’auteur en conclut que la rédaction originelle ne personnalisait pas le récit, corrigé ensuite par le voyageur, soucieux de retrouver sa place, faisant du livre son ouvrage et une »œuvre en mouvement«.

Ph. Ménard limite l’apport du Devisement à la connaissance et à l’adoption de mots orientaux dans les langues romanes: sur plus de 400 recensés par Paul Pelliot et d’autres philologues, la plupart sont apparus lors de contacts commerciaux déjà anciens (sans compter la coexistence durable en Espagne, en Sicile et en Syrie entre populations arabes et romanes), mais il écarte, fort injustement, les apports possibles des Provençaux, »qui n’étaient pas de grands marins« (326, 419; on renverra à l’Histoire du commerce de Marseille). Seules subsistent quelques premières attestations, dans le Devisement, de mots turco-mongols, chinois et tamouls et d’une pluie de toponymes, la plupart parfaitement mémorisés et identifiables, persans, ouigours, mongols et chinois, la langue universelle étant le persan des administrateurs de l’Empire mongol et donc de Polo.

On se rallie volontiers à l’hypothèse globale de Ph. Ménard d’un faisceau de textes sans cesse renouvelés et il faut saluer la réédition des fragments f et X, d’accès maintenant plus facile. On écartera quelques erreurs (»les« Célèbes, 287, île singulière; l’absence du Grand Canal, 441, cité régulièrement comme »fleuve« creusé depuis le Yangtsé jusqu’à Khanbalik) et une référence bien inutile aux propos du sulfureux Mircea Eliade sur la transe des magiciens. Mais on sera d’accord avec la prise de distance des formules réductrices qui veulent voir en Polo, noble vénitien, un simple marchand, un »bourgeois«. La lecture du Devisement montre, certes, un intérêt constant pour les productions des provinces, les marchés, le rapport des impôts, mais aussi, de la Perse au Yunnan, pour le gibier et la chasse, divertissement impérial et plaisir aristocratique du peuple cavalier qui a conquis la Chine, et encore pour la beauté des villes, des palais, des ponts de pierre, et même des peintures, bêtes sauvages, cavaliers et chevaux, qui ornent les palais et les ponts, un vrai Baedeker: ces curiosités s’articulent dans le souci de décrire avec précision les extraordinaires richesses dont messire Polo a géré la fiscalité, quand il a été gouverneur de province et maître de la gabelle et des taxes indirectes. C’est la passion de la connaissance du monde, de sa puissance, de sa diversité qui anime le voyageur corédacteur et qui répond à la curiosité des auditeurs de son récit et de ses futurs lecteurs, aristocrates, hommes d’Église et marchands.

FUSSNOTEN

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Henri Bresc, Rezension von/compte rendu de: Philippe Ménard, Marco Polo, le »Devisement du monde«. Études littéraires et philologiques, Orléans (Éditions Paradigme) 2023, 466 p., 18 ill. en coul. (Collection Medievalia, 94), ISBN 978-2-868-785-32-9, EUR 34,00., in: Francia-Recensio 2024/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.104929