S’il est connu que les aristocraties médiévales entretenaient des liens étroits et complexes avec les mondes urbains, cette réalité a encore été assez peu étudiée pour les régions baltiques. C’est cette lacune que Luisa Radohs s’est attachée à combler avec sa thèse, soutenue en 2021 à l’université d’Aarhus, dont ce livre imposant, bien documenté et enrichi de nombreuses tables et illustrations (plus de 200 au total), constitue une version légèrement remaniée.
L’ambition affichée par son ouvrage est double. Il s’agit d’une part de produire un exposé de méthode sur les manières de croiser les traces textuelles et archéologiques de la culture des élites médiévales en ville, d’autre part d’appliquer cette méthode à trois cas d’étude. L’autrice entend ainsi non seulement mettre en lumière les capacités d’action de l’aristocratie dans les villes étudiées et l’étroitesse de ses relations avec elles, mais aussi s’interroger sur la manière dont les différentes cultures élitaires qui cohabitent dans l’espace urbain se distinguent les unes des autres. Se concentrant sur trois groupes sociaux – la haute aristocratie des familles royales ou princières, les autres familles aristocratiques et l’élite civique des conseillers municipaux –, elle analyse leurs stratégies de distinction à travers cinq critères: l’affichage d’une culture curiale; l’habitat; la topographie urbaine du pouvoir; le rang et le statut exprimés par les sceaux et enfin la culture matérielle. Notons en revanche que les élites ecclésiastiques ne sont pas prises en compte dans cette étude – choix conscient et défendable, qui aurait cependant mérité d’être expliqué et justifié.
L’identification dans l’espace urbain de ces groupes sociaux – dont les contours ne sont pas toujours aussi nets qu’on a parfois voulu le croire – soulève des questions de méthode auxquelles se consacrent les trois premiers chapitres. À cet égard, bien que l’approche se veuille interdisciplinaire, fondée aussi bien sur un examen des actes de transaction que sur la synthèse des données archéologiques existantes – aucune fouille supplémentaire n’a été conduite dans le cadre de ce travail –, c’est bien du côté des secondes que les apports sont les plus intéressants. La difficulté porte en particulier sur la manière de croiser des sources textuelles, archéologiques, sigillographiques, architecturales ou iconographiques dont les témoignages parcellaires ne se recoupent pas toujours: bien rares sont ainsi les objets qui puissent être associés formellement à un nom de personne attesté dans la documentation écrite. L’autrice insiste aussi à juste titre sur les risques que présente l’attribution trop étroite d’un type d’objet à une catégorie sociale en particulier, surtout lorsque le contexte stratigraphique de sa découverte n’est pas connu. Elle y répond en introduisant le concept de barometer object, emprunté à l’archéologue Norbert Goßler et désignant un objet socialement discriminant, qui, quand il est pris isolément, ne suffit pas à caractériser un mode de vie élitaire, mais qui le dénote avec une forte probabilité lorsqu’il est retrouvé en association avec d’autres »objets-baromètres« (50–53). Il peut par exemple s’agir d’armes, d’éperons, de verrerie, d’aquamaniles, de carrelage ou encore de sceaux, etc. L’exposé de méthode se conclut en insistant sur la nécessité d’adapter les questionnements à la documentation disponible.
Les chapitres 4 à 6 déploient une succession de trois études de cas portant respectivement sur les villes de Stralsund et de Næstved ainsi que sur les collections archéologiques du Musée national du Danemark (Nationalmuseet); ils sont suivis d’un chapitre de synthèse (chapitre 7) qui fait efficacement le lien entre eux et leur donne toute leur cohérence. Les exemples retenus sont intéressants tant les deux villes semblent se répondre. L’une est allemande et compte à partir du XIVe siècle parmi les membres les plus actifs de la Hanse, tout en entretenant des liens anciens et étroits avec la Couronne de Danemark; l’autre est danoise, soumise à l’autorité de l’abbaye bénédictine de Skovkloster, mais semble avoir constitué l’un des principaux points d’entrée des Hanséates dans le royaume – bien que nous ne soyons hélas que peu renseignés sur ce qui les y attirait. Deux villes différentes, donc, mais étroitement connectées l’une à l’autre – comme la lettre citée en entrée du chapitre 7 le rappelle opportunément – et représentatives, selon l’autrice, d’une même »région d’urbanisation« (29) transfrontalière qui aurait émergé à partir du début du XIIIe siècle au sud-ouest de la mer Baltique.
L’étude se heurte pourtant à la forte asymétrie de la documentation disponible sur les deux cas d’étude: alors que les sources, textuelles ou archéologiques, sont assez nombreuses pour Stralsund, elles sont rares à Næstved, d’où un déséquilibre quantitatif – 156 p. pour la première ville, 63 p. pour la seconde –, que le troisième cas d’étude, plus superficiel, ne compense pas tout à fait. Il y avait sans doute ici une réflexion à mener sur ce que cet effet de source doit à des différences socio-politiques et culturelles entre les deux villes. Peut-être l’ampleur de ce différentiel est-elle parfois sous-évaluée? Si tel est le cas, cette position qui justifie au fond toute la comparaison a au moins le mérite de souligner la commensurabilité des villes de la Hanse avec les mondes urbains scandinaves, contre le lieu commun historiographique consistant à admettre l’exceptionnalité des premières et l’insignifiance – à quelques exceptions près – des seconds.
Ce déséquilibre, inévitable quand on connaît l’état de la documentation relative à la Scandinavie médiévale, n’ôte donc rien à la qualité de la réflexion et à l’intérêt des analyses, qui apportent un éclairage réellement nouveau sur la culture élitaire dans les deux villes étudiées. Parmi les nombreuses observations intéressantes qu’on y trouve, on retiendra notamment celles réalisées sur le partage topographique de Stralsund au XIIIe siècle, entre un Ouest très aristocratique, autour de l’emplacement probable de la résidence des princes de Rügen, et un Est où se concentrent les familles consulaires et marchandes (185–186). Cette répartition devait se lire dans le paysage urbain, car si les uns et les autres sont également soucieux d’afficher leur rang, leurs demeures n’en témoignent pas de la même manière. Les élites civiques affichent de manière ostentatoire leur pouvoir et leur prospérité – à l’image des Wulflam, dont la maison, qui imite fièrement la façade de l’Hôtel de Ville, est dotée d’un balcon empiétant sur la rue, en violation des lois urbanistiques en vigueur. Au contraire, une demeure aristocratique comme celle de la famille von Osten se caractérise par un »retrait démonstratif« de l’espace urbain. Les deux habitats ont cependant en commun la stabilité, puisqu’ils asseyent la visibilité de leurs occupants dans le paysage urbain sur plusieurs générations (207–213). À défaut de pouvoir réaliser des observations aussi précises à Næstved, l’autrice parvient tout de même à avancer des preuves solides d’une présence aristocratique importante, que ce soit sous la forme de titres de propriété, de sépultures dans les églises ou de participation aux confréries de la ville – cette dernière étant par exemple attestée par la présence des armoiries des familles Skave, Krag, Barsebæk et Sparre sur la façade de la maison de la guilde de Kristi Legems (295).
Même si l’autrice prend soin de rappeler que la composition des élites et les liens à l’aristocratie étaient très variables d’une ville médiévale à une autre, on sort donc de cette lecture convaincu de l’importance du phénomène et de l’efficacité de la méthode déployée pour le mettre au jour.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Tobias Boestad, Rezension von/compte rendu de: Luisa Radohs, Urban Elite Culture. A Methodological Study of Aristocracy and Civic Elites in Sea-Trading Towns of the Southwestern Baltic (12th–14th c.), Köln (Böhlau Verlag Köln) 2023, 691 p., 200 fig., 25 tab. (Quellen und Darstellungen zur Hansischen Geschichte. Neue Folge, 78), ISBN 978-3-412-52860-7, EUR 110,00., in: Francia-Recensio 2024/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.104932