Isabelle Rosé, maître de conférences en histoire médiévale, spécialiste des hérésies au Moyen Âge, publie le travail qu’elle avait présenté à l’université Paris I, pour son habilitation à diriger les recherches.

Dès l’avant-propos, l’orientation est posée: réfléchir »sur l’instauration d’un interdit, instauré pour séparer du reste de la population un groupe social privilégié, en le sacralisant« (11). Pour mener cette réflexion, l’autrice commence par qualifier le clergé de caste, placé au Moyen Âge »dans une position véritablement ›extra-ordinaire‹ et surplombante …« (10). La remarque est importante: tous ceux qui, aujourd’hui, dénoncent le cléricalisme doivent garder à l’esprit qu’ils mènent un combat contre une construction pour le moins millénaire et sans doute davantage.

D’après l’autrice, autour des décennies 900–1100 se seraient précisés »trois traits dans la définition du sacerdoce, qui devient alors un groupe fermé: le renoncement sexuel et conjugal, la détention exclusive de la médiation et le pouvoir de guider les laïcs mais aussi de les commander« (10). L’étude va être celle de la criminalisation des dérives sexuelles des clercs. Le lecteur est en droit de se demander s’il a déjà, dans ces trois pages, toute la démonstration et la conclusion d’I. Rosé.

En introduction, l’autrice dit être la première à traiter du nicolaïsme comme hérésie et se propose d’étudier la préhistoire (selon son expression) de l’hérésie des nicolaïtes, mais, curieusement, la première partie est consacrée à l’année 1059. Telle est la démarche constamment mise en œuvre qui consiste à remonter le temps, pour chercher, dans le passé, les origines d’une situation présente. Ce mécanisme peut troubler le lecteur (ex: le premier chapitre s’ouvre sur la nomination de Nicolas II, en 1059; puis retour aux années 1057/1058; puis aux évènements militaires de 1040, pour revenir au concile romain de 1059, mais aussi à Léon IX, décédé en 1054.) Par ailleurs, I. Rosé s’est sans doute pliée aux directives de l’éditeur, soucieux de ne pas encombrer le livre par des notes de bas de page mais peu préoccupé de l’exactitude scientifique qu’apprécie le chercheur qui aime identifier aisément les sources utilisées.

La première partie (23–121) s’intitule: »1059, ›Année hérétique‹«. Nicolas II est intronisé pape, mais la période est troublée. À Milan, la révolte populaire des patarins gronde contre les clercs concubinaires ou mariés et ceci plus fortement que jamais auparavant. L’étude porte essentiellement sur le concile de 1059. Le concile de 1059 dénonce l’hérésie simoniaque, déjà clairement condamnée par de nombreux textes antérieurs. Le terme haeresis Nicolaitarium ne figure, lui, qu’une seule fois, mais la lutte contre les abus sexuels des clercs est néanmoins une priorité réelle. La réforme grégorienne est bien en cours et l’autrice tente de dresser un tableau de ce qu’étaient les clercs mariés ou incontinents dans ce milieu du XIe siècle (56–57); elle revient sur la situation milanaise.

La législation conciliaire et les décisions pontificales prises lors d’assemblées tenues par le pape ne reflètent pas toutes la même sévérité. Rien d’étonnant à cela car, comme tout législateur, le pape souhaite que les règles soient »reçues«, c’est-à-dire acceptées par ceux à qui elles s’adressent afin qu’elles aient quelques chances d’être respectées, du moins pour partie. Dans les mêmes années, Pierre Damien, figure clé du milieu romain du XIe siècle, se fait plus sévère car il n’écrit pas en législateur, mais en docteur de l’Église, montrant un idéal moral à suivre. Pour lutter contre les abus du nicolaïsme dans le monde clérical, il s’attaque en premier lieu aux évêques, qualifiant leurs abus sexuels de crimes. L’autrice affirme (77) que »Pierre Damien est donc le premier auteur à qualifier certaines formes d’incontinence cléricale comme un crime particulier (la sodomia), puis comme une hérésie (la déviance des nicolaïtes)«. S’il semble certain que l’enseignement de Pierre Damien marque un temps fort dans la formation de la discipline en ce domaine, il est délicat de parler d’un »premier« auteur pour des sujets ayant connu tant d’évolutions diverses.

Ce passé est scruté dans la seconde partie: »Aux sources de la cléricalisation de l’hérésie des nicolaïtes (Ier‑Xe siècle)«, (123‑229). L’Apocalypse reprochait à ceux qui y étaient alors qualifiés de nicolaïtes, leur comportement dans bien des domaines et pas seulement celui de la sexualité. Ici, I. Rosé nous montre comment fut, progressivement, inventée l’hérésie des nicolaïtes. Le vocable »d’invention«, choisi par l’autrice, est-il opportun? Certes, il y eut évolution, mais s’agit-il d’innovations subites dénuées de précédentes? Une étude précise de la législation conciliaire du haut Moyen Âge, antérieure au mouvement grégorien, conduit à nuancer la position de l’autrice. La terminologie demeurait floue et l’autrice aurait pu renforcer son propos en consultant le Décret de Gratien. Conformément à ce qu’elle dit par ailleurs, elle aurait constaté que, dans cette compilation, somme du droit canonique du premier millénaire, le terme de nicolaïsme est extrêmement rare alors que celui de simonie revient à de multiples reprises. Toutefois, la lutte contre les dérives sexuelles des clercs des ordres majeurs constituait, dès le VIe siècle et sans doute avant, la principale obsession des Pères siégeant en concile comme en témoignent toutes les prescriptions édictées et ceci bien avant la réforme grégorienne.

Dans une troisième partie (221–334) sont envisagés les »Jeux et enjeux des hérésies cléricales dans la construction de l’ecclesia (1049–1059)«. Là encore, retours en arrière dans le temps pour étudier les liens entre les trois déviances que sont la simonie, l’hérésie des néophytes et l’haeresis Nicolaitarum. L’ordre clunisien est l’un des principaux modèles. Rome, déjà très envisagée dans le premier tiers du livre, retient de nouveau l’attention. Luttant contre ces dérives, la papauté lutte aussi pour affirmer son pouvoir, une suprématie établie en Occident mais qu’elle voudrait assurer également en Orient, ce qui s’avère délicat (ou voué à l’échec) à partir de 1054. Le débat sur la continence des clercs est, pour Rome, une occasion d’accuser les Grecs d’hérétiques car moins rigoristes que les Latins. En Occident, les condamnations romaines de certains archevêques renforcent aussi la centralisation romaine recherchée par le pape. À côté des difficultés milanaises, des mécanismes comparables jouent en Aquitaine, à Bourges et ailleurs encore, au profit de la primauté romaine. Force est néanmoins de reconnaître que les sanctions pontificales demeurent parfois théoriques, sans porter atteinte au déroulement serein des carrières des prélats. Dans un dernier chapitre (303–304), l’autrice présente les exhortations adressées à Nicolas II par Pierre Damien pour que le pape éradique l’haeresis Nicolaitarum. Elle y voit un discours décisif dans la construction d’une monarchie d’Église. Là encore, l’appréciation donnée par I. Rosé doit être nuancée. Pierre Damien et la force avec laquelle il demande au pape de condamner le nicolaïsme ont sans doute fortement contribué au développement de la centralisation romaine que connaît le mouvement grégorien naissant. Toutefois, cette conclusion ne doit pas occulter les multiples autres facteurs qui, tous, ont permis cette réforme grégorienne. Du reste, l’autrice reconnait la faible utilisation de l’expression »d’hérésie du nicolaïsme« dans les textes de l’époque; elle ajoute que le terme de nicolaïsme ne devient courant qu’au XVIe siècle. Par ailleurs, sans minimiser l’intérêt de cette étude, il convient de ne pas oublier les luttes menées contre bien d’autres abus dans l’Église. Il s’agissait plus largement de lutter contre une Église au pouvoir des laïques, selon la belle expression d’Émile Amann et d’Auguste Dumas. Divers facteurs permirent le succès – du moins partiel – de cette lutte: la succession de plusieurs titulaires du siège de Pierre à la forte personnalité et qui surent gouverner leur Église, l’utilisation des collections canoniques, la belle répétition des conciles »romains«, mais aussi une certaine décadence des pouvoirs temporels, notamment de l’autorité impériale qui laissait le champ libre aux initiatives romaines.

Au total, I. Rosé propose une riche étude même si les sources canoniques (législation conciliaire, collections canoniques) sont parfois négligées. Rechercher comment doctrine, morale, ecclésiologie, droit canonique en sont venus à qualifier le nicolaïsme d’hérésie impliquait, comme elle le fait, d’envisager également la simonie, de se livrer à une analyse de vocabulaire, de préciser l’apport grégorien, de rechercher comment s’est constituée cette caste à part, composée des clercs. Ce foisonnement de thèmes, accompagné de constants retours en arrière dans le temps afin de saisir les origines des diverses opinions compliquera parfois la lecture, mais séduira par son étendue.

FUSSNOTEN

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Brigitte Basdevant-Gaudemet, Rezension von/compte rendu de: Isabelle Rosé, Le mariage des prêtres, une hérésie? Genèse du nicolaïsme (Ier–XIe siècle), Paris (Presses universitaires de France) 2023, 408 p., ISBN 978-2-13-085326-8, EUR 28,00., in: Francia-Recensio 2024/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.104933