La hiérarchie traditionnelle entre les savoirs théoriques ou libéraux des disciplines universitaires (scientiæ) et les savoirs professionnels des métiers (artes), héritée d’une antique tradition de valorisation de la philosophie contemplative face aux connaissances pratiques, se trouve remise en cause à partir de la Renaissance. Issu d’une collaboration franco-brésilienne autour d’un colloque à Lyon (18‑19 sept. 2021), le présent volume rassemble onze contributions à ce sujet. L’hypothèse générale est la suivante: le mouvement de reconnaissance des savoirs populaires, ou »ordinaires«, aurait été le corollaire d’une critique des savoirs théoriques dont le scepticisme incarné par Montaigne serait la pointe la plus avancée. L’hypothèse de ce chassé-croisé, ou de ce chiasme entre dévalorisation du savoir savant et promotion des »arts« est mise à l’épreuve de plusieurs corpus.
Certaines contributions sont consacrées à des textes encyclopédiques ou spécialisés traitant des savoirs ordinaires. L’étude de Violaine Giacomotto-Charra (»La Curiosité naturelle de Scipion Dupleix, ou des mérites de l’ordre alphabétique pour démocratiser le savoir«), qui ferme le volume, en constitue aussi la clef: elle montre que l’appétence des humanistes pour les miscellanées, particulièrement sous l’espèce des recueils de Problemata, suspend la hiérarchisation traditionnelle des connaissances et relativise toute forme d’autorité, permettant d’accueillir les réponses de modestes savoirs pratiques. L’imprimerie favorise l’accession de ces derniers à la reconnaissance, comme en témoigne l’émergence des livres de cuisine, étudiée à travers le cas du Libro de guisado (1525) de Roberto de Nola dans l’article de Nathalie Peyrebonne (»Érudition et savoirs ordinaires. Le livre de cuisine au siècle d’or«).
La médecine et le droit sont emblématiques des interactions entre la culture »haute«, ou culture des élites, et culture populaire. L’article de Marine Chevalier (»Rendre et reconnaître savantes les pratiques médicales quotidiennes dans la France du XVIe siècle«) corrige l’impression superficielle que pourrait laisser le fameux traité des Erreurs populaires (1578) de Joubert. À l’instar d’autres auteurs français pris en compte (Dubois, Landré, Estienne), il s’agissait de diffuser le savoir médical à travers la population, mais aussi de reconnaître la valeur de certaines connaissances empiriques en matière diététique ou thérapeutique. Jeferson da Costa Valadares montre quant à lui les conséquences pratiques, dans la conceptualisation de la responsabilité juridique, de la réflexion du théologien salamanquais Vitoria sur la notion d’»acte volontaire«, dans la lignée de Thomas d’Aquin (»Droit et éthique dans le De actibus humanis de Francisco de Vitoria«).
Mais les échanges peuvent être d’ordre plus métaphorique. Celso Martins Filho montre comment l’image du jardin informe la philosophie de Machiavel, de Bruno ou de Montaigne: qu’il s’agisse de concevoir l’art de gouverner, une métaphysique alternative ou le processus même de la pensée, l’imaginaire horticole prête son lexique à des philosophes humanistes qui voient la culture comme un lent travail artisanal favorisant la germination des idées, non comme le fruit d’une révélation transcendante (»Les jardins comme milieux et moyens de la pensée«). Mais la métaphore de la chasse est aussi prégnante: l’essai d’Olivier Guerrier s’interroge sur son transfert, depuis les traités de vénerie jusqu’à la plume de philosophes comme Montaigne et Bacon (»Le vocabulaire cynégétique: simple métaphore ou paradigme de savoir?«). La philosophie de la Renaissance se met sur les traces de la vérité, préférant les sentiers aux écoles.
Qu’est-ce qui fait »norme«, alors, en matière de savoirs? Le cas des anecdotes mises en circulation sur le fameux monstre apparu à Ravenne en 1512, étudié par Luiz César de Sá et Rafael Viegás (»Trois nouvelles entre l’empirique et le vraisemblable«) montre que l’exceptionnel peut être sinon banalisé, du moins normalisé par les lieux communs (théologiques ou politiques) sous-jacents aux témoignages. Mais le lieu commun peut être dénoncé. La contribution de Didier Ottaviani (»L’écriture du savoir scientifique dans Il Saggiatore de Galilée«) revient sur une polémique astronomique au sujet des comètes, dans laquelle Galilée choisit d’écrire en langue vulgaire contre les arguments d’autorité exposés en latin par l’aristotélicien »Sarsi« (alias Orazio Grassi). C’est une manière de se situer du côté de l’expérience ordinaire, de la nature, contre une pédanterie livresque et dogmatique.
On peut s’interroger sur la place tenue par Montaigne dans ce recueil, abordée frontalement par trois contributions. Certes, les Essais invalident la thèse foucaldienne selon laquelle la Renaissance serait l’»âge de la similitude«: âge de la critique des similitudes et des analogies au contraire, selon Emiliano Ferrari (»L’épistémè ordinaire de la Renaissance par-delà la ressemblance«). Montaigne, justement, n’est pas »l’homme universel« de la Renaissance: aristocrate humaniste, il n’est guère en prise avec les savoirs pratiques, et son mépris envers les »empiriques« (les praticiens de la médecine) tendrait à le montrer. S’il met en avant le »planteur de choux« (Essais, I, 20), c’est presque en tant que personnage conceptuel, qu’il suppose parfaitement ignare, à la fois l’antithèse et l’idéal du philosophe sceptique qui a parcouru le cercle de la connaissance pour parvenir à l’ignorance ultime, »ignorance doctorale«, qui se sait telle (Essais, I, 54). Montaigne revalorise les simples, mais ce sont des simples théoriques. La contribution de Sylvia Giocanti prend un recul salutaire à cet égard, reconnaissant que son »inscience« s’étend aux arts pratiques (»L’inscience de Montaigne à l’égard des savoirs ordinaires«). En ouvrant l’espace des Essais à la prose du monde ordinaire et des choses qui le composent, Montaigne fait cependant du socratisme une philosophie terre-à-terre, comme le montre la contribution de Sophie Peytavin (»Entre mouche et ciron«), qui s’interroge sur sa culture matérielle.
Comme tout collectif, celui-ci est inégal, et ne parvient pas, en dépit de l’effort louable de synthèse dans l’introduction, à dépasser la parcellarisation des études. C’est la loi du genre. Et la question posée est des plus vastes. Du moins ce collectif apporte-t-il des éléments de réponse pertinents, et ouvre-t-il de nombreuses perspectives. Il pourra satisfaire bien des curiosités. Il se lit comme un recueil de miscellanées: les humanistes étudiés n’auraient pas désavoué cette forme ouverte à toutes les circulations, et à divers usages.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Nicolas Correard, Rezension von/compte rendu de: Celso Martins Azar Filho, Sylvia Giocanti, Didier Ottaviani (dir.), Ignorance savante et savoirs ordinaires à la Renaissance, Paris (Classiques Garnier) 2022, 246 p. (Constitution de la modernité, 34), ISBN 978-2-406-14152-5, EUR 29,00., in: Francia-Recensio 2024/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.105190