Regina Dauser et Magnus Ulrich Ferber, spécialistes des correspondances entretenues respectivement par Hans Fugger (†1598) et Marx Welser (†1614), auteurs, ensemble, d’un manuel consacré à ces deux familles, malheureusement introuvable dans les bibliothèques universitaires françaises (Die Fugger und Welser vom Mittelalter bis zu Gegenwart, 2010), poursuivent leur collaboration en coéditant le présent volume. Issu d’un colloque tenu en ligne en 2022, celui-ci se consacre aux investissements effectués »à côté« du grand commerce et de la finance par des familles négociantes hautes-allemandes de la fin du Moyen Âge et de la première modernité. Loin d’être la chasse gardée d’historiens et historiennes des échanges ou de l’économie qui ne les considèrent pas nécessairement, ces activités »au-delà« du commerce sont ici explorées à l’aune de diverses disciplines (histoire de l’art ou de l’humanisme, musicologie ou philologie, notamment), donnant à l’objet bien délimité du livre des allures de point de rencontre réunissant travaux de première main aux sources et aux perspectives variées.
Parmi les neuf contributions présentées ici, Augsbourg se taille la part du lion; mais la métropole souabe n’est réduite ni à quelques grands noms du commerce, ni aux activités les plus connues de ceux-ci. Trouvent ainsi place dans ce livre une étude de la flamboyante mais éphémère carrière marchande de Konrad Rott, failli en 1580, que l’on voit appuyer un chimérique monopole du poivre à l’échelle au moins européenne par une collection d’exotica, ou encore par le don d’un perroquet remarquable (et remarqué) à l’électeur de Saxe (M. Berger), ou encore une démonstration – plus attendue – de la diversité des investissements (dans la terre, l’éducation ou le mariage des enfants) réalisés par les Paumgartner, dont la variété consoliderait la »résilience« du lignage tout au long du XVIe siècle (S. Lehm). Dans une perspective plus philologique, S. Rocchi, partant notamment des inscriptions ornant la nécropole familiale des Fugger dans l’église Sainte-Anne de la ville, s’attache lui aux liens unissant (y compris peut-être de manière amicale) l’humaniste Mariangelo Accursio (1489–1546) et Anton Fugger (1493–1560), tandis que S. Bilmayer-Frank étudie via les dédicaces musicales adressées aux Fugger, mais aussi ce que quelques fragments conservés des comptes de ceux-ci révèlent, le mécénat musical de la famille. Par l’examen des inventaires après décès quasiment synchrones (1601 et 1600) d’une belle-fille et d’un neveu d’Anton Fugger, L. Winter montre l’importance des objets de piété parmi les biens mobiliers possédés par ces catholiques fervents et s’affichant comme tels. Dans un très riche article, F. Prechtl explore enfin la bibliophilie forcenée de Leonhard Beck (†1575), riche héritier mais piètre négociant, ancré dans la bourgeoisie mais à l’écart du patriciat: aux espoirs sociaux liés à cette passion des livres fait pendant, peut-être, son rôle dans l’obtention d’un emploi aulique subalterne mais salvateur, une fois la faillite des affaires consommée.
Au-delà d’Augsbourg, l’ouvrage offre aussi, grâce à E. Lechenmayer, des aperçus sur des marchands de Munich (les Astaler, qui, au XIVe siècle, apparaissent comme hommes nouveaux parmi les élites locales, mais préfèrent établir leur lignage en offrant un vitrail d’église plutôt qu’en s’associant à un bouillonnement politique auquel ils seraient pourtant sociologiquement prédestinés) ou encore, sous la plume de R. Dauser, de Kaufbeuren (les Hörmann, que l’on voit investir, tout au long de l’époque moderne, tant dans les fondations pieuses – destinées, via l’hôpital de la ville, à assurer la subsistance de quelques »bons« pauvres – que dans des propriétés foncières, et au-delà de celles-ci dans une seigneurie). C’est pour finir une jauge au mécénat bourgeois que donne M.-U. Ferber en dépeignant le rôle de Louis VI de Wurtemberg (1568–1593) parmi les soutiens du philologue Nicodemus Frischlin – l’auteur venant justement de participer à l’édition de la correspondance de ce dernier parue chez De Gruyter en 2022.
En adoptant une définition de l’investissement qui ne part pas de la rentabilité escomptée et calculée de celui-ci, les éditeurs du volume ouvrent la notion vers d’autres types d’espérances individuelles ou familiales, que celles-ci s’objectivent dans des dépenses foncières, architecturales ou artistiques, livresques ou musicales. Au-delà de l’exemple introductif de la seigneurie acquise par les Welser près de Lauf an der Pegnitz, le volume témoigne d’une ouverture de l’intérêt sur le plan géographique et – surtout – social, s’intéressant tant à des figures mineures de grandes dynasties marchandes qu’à des marchands de faible envergure ou sans grande réussite. Il montre l’existence, dans ces investissements accomplis par les marchands hauts-allemands à côté du monde du négoce, d’un formidable mais complexe objet historique. Il est à souhaiter que les contributeurs du volume, majoritairement jeunes et cherchant, malgré les difficultés de celle-ci outre-Rhin, à poursuivre une carrière académique, puissent poursuivre l’exploration des »au-delà« du commerce ici dépeints.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Vincent Demont, Rezension von/compte rendu de: Regina Dauser, Magnus Ulrich Ferber (Hg.), Jenseits von Handel und Hochfinanz. Investitionen frühneuzeitlicher Kaufmannsdynastien im Vergleich, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2023, 183 S., 8 Abb. (Colloquia Augustana, 38), ISBN 978-3-11-105989-1, DOI 10.1515/9783111060682, EUR 69,95., in: Francia-Recensio 2024/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.105197