Lier et faire communiquer deux historiographies habituellement distinctes – l’histoire culturelle de la diplomatie d’une part, celle des Selbstzeugnisse/écrits du for privé de l’autre – afin de les renouveler toutes deux: voici l’ambition de ce volume collectif, issu d’un colloque de jeunes chercheuses et chercheurs tenu à l’université de Vienne en 2016. Plus précisément, il s’agit d’observer »die Akteurinnen und Akteure der frühneuzeitlichen Diplomatie in ihren schriftlichen Überlieferungen, wie sich diese in Texten selber darstellten und erzählten« (1). Comme l’expliquent dans une courte introduction les deux historiens et l’historienne à l’origine du projet, cet objet de recherche a été rendu possible par les nouvelles perspectives ouvertes récemment dans ces deux champs distincts: les approches »centrées sur les acteurs«, défendues par Christian Windler et Hillard von Thiessen notamment, ont permis d’insister sur l’importance des acteurs non étatiques de la diplomatie, ainsi que sur la pluralité des rôles sociaux que ces derniers prenaient en charge, conjointement, au cours même de leurs missions. Du côté des écrits du for privé, l’attention récemment portée à la question de la production (toujours sociale) d’une »personne« plutôt que de l’individu, permet d’interroger les stratégies de représentation de soi dans des configurations sociales spécifiques. À la croisée de ces approches, l’objectif est ainsi d’identifier à partir de sources variées, les manières par lesquelles les acteurs diplomatiques se mettent en scène eux-mêmes, et font ainsi apparaître ce qui serait un »soi diplomatique«.

Le volume ne convainc pas véritablement par sa faculté de présenter des résultats particulièrement innovants – et de ce point de vue-là, l’intérêt euristique du croisement de l’histoire culturelle de la diplomatie et de celle des écrits du for privé reste à démontrer. Ce qui est présenté comme l’un des acquis principaux de ce travail – à savoir qu’il n’existerait pas vraiment de »soi diplomatique« unique, mais plutôt une pluralité d’actrices et d’acteurs de la diplomatie, et surtout une pluralité de rôles sociaux qui apparaissent toujours mêlés dans des récits de soi qui ne sont jamais de nature »purement diplomatique« (9–10) – représente en fait un élément largement travaillé par l’historiographie récente; il est en fait déjà inclus, pour ne citer que lui, dans le modèle de la diplomatie de »type ancien«, popularisé par Hillard von Thiessen, et cité dans plusieurs contributions du volume.

Sa lecture reste toutefois d’un intérêt indéniable par la qualité et la diversité (géographique – avec des articles touchant à diverses parties de l’Europe, à l’Afrique saharienne, à l’Empire ottoman, aux Indes – et chronologique, du XVe au XIXe siècle) des 13 contributions rassemblées dans les quatre grandes parties de l’ouvrage – Verhandeln (négocier), Erzählen (raconter), Beziehungen gestalten (organiser ses relations), Das diplomatische Selbst? (un soi diplomatique?). Citons, dans un choix que la brièveté de la recension rend nécessairement très subjectif, les articles qui étudient la stratégie particulière à laquelle répond en fait toujours la mise en scène de soi, et qui montrent que cette dernière s’insère donc toujours dans une configuration politique donnée, qui lui donne son sens et sa portée. C’est ce qu’on observe dans la contribution de Lena Oetzel (37–53) qui montre comment Maximilian von Trauttmansdorff, principal représentant des Habsbourg d’Autriche au congrès de paix de Westphalie, met en scène sa propre personne à des fins stratégiques dans ses dépêches (ce qui permet aussi de questionner les limites même du corpus des »ego-documents«), précisément lorsqu’il est mis en cause par les représentants de la Bavière et de l’Espagne. Parler de soi et de son honneur bafoué est une arme par laquelle il rétablit et renforce sa situation en tant que serviteur du prince, ce qui permet de comprendre que »se raconter soi-même« n’est jamais un acte neutre dans une situation de négociation. On retrouve des éléments similaires dans l’article de Christian Gründig (185–200), mais dans une situation de concurrence interne à la diplomatie française: c’est en effet à la rivalité entre deux représentants français à Dresde qu’il s’intéresse, en l’occurrence le marquis des Issarts, résident du roi à la cour de l’électeur et roi de Pologne, et le duc de Richelieu, envoyé extraordinaire du roi à l’occasion des fiançailles du Dauphin et de la princesse Marie-Josèphe de Saxe, en janvier 1747. Là encore, la mise en scène de soi par des Issarts se comprend dans la configuration particulière créée par cette concurrence nouvelle, et c’est bien la position du diplomate dans le cadre politique français et non saxon qui est ici déterminante pour comprendre sa stratégie de représentation.

Plusieurs articles illustrent également de manière précise la multiplicité des rôles pris en charge par les diplomates, et étudient la manière dont cette pluralité est décrite et considérée par les agents sociaux eux-mêmes. Birgit Tremml-Werner, dans sa contribution consacrée aux moines diplomates dans les Indes entre 1574 et 1662 (221–236), illustre bien la pluralité des rôles sociaux et des attentes normatives qui structurent l’action des diplomates à l’époque moderne. Mais elle montre surtout que c’est bien en tant que moines que ces agents diplomatiques parvenaient à remplir efficacement leur rôle, et qu’inversement, leur position de diplomate leur permettait aussi de suivre leur agenda propre; il s’agissait donc bien de revendiquer pleinement cette identité double, et non pas de la mettre entre parenthèses le temps d’une accréditation. Le flou des statuts, des fonctions et des rôles apparait aussi de manière éclatante dans le cas étudié par Rémi Dewière (257–271), à savoir celui d’Al-Ḥāğğ Yūsuf, ambassadeur actif à la fin du XVIe siècle dans la région du Sahel pour le compte du sultanat du Borno. Son activité est en effet particulièrement ambigüe, entre mission diplomatique à proprement parler, activités commerciales, mais aussi pèlerinage à la Mecque. C’est donc l’identité même de diplomate qui, page après page, apparait de plus en plus fragile.

C’est ainsi, on l’aura compris, cette diversité des contributions (dont bien d’autres pourraient être citées ici) qui fait tout l’intérêt de cet ouvrage collectif, dont le caractère innovant n’est peut-être pas la principale vertu, mais dans lequel les spécialistes de la diplomatie à l’époque moderne trouveront toutes et tous des études de cas passionnantes.

FUSSNOTEN

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Sébastien Schick, Rezension von/compte rendu de: Julia Gebke, Stephan Mai, Christof Muigg (Hg.), Das diplomatische Selbst in der Frühen Neuzeit. Verhandlungsstrategien, Erzählweisen, Beziehungsdynamiken, Münster (Aschendorff) 2022, 278 S., ISBN 978-3-402-24862-1, EUR 49,00., in: Francia-Recensio 2024/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.105200