La parution en 2022 de ce volume d’actes d’un colloque organisé sur Sémantique et pratiques de l’amitié au XVIIIe par Georg Stanitzek avec le concours de Nadja Reinhard de l’université de Siegen n’est pas isolée. En effet, depuis une décennie au moins, il y a un renouveau de la recherche autour de l’amitié et on mesure le chemin parcouru depuis l’interrogation lancée par Lucien Febvre dans les Annales – alors d’histoire sociale – en 1941: »La sensibilité et l’histoire: Comment reconstituer la vie affective d’autrefois?« (tome III, n° 1/2, janvier–juin 1941, p. 5–20). Ce champ qui se prête bien à l’interdisciplinarité et aux regards croisés est particulièrement fertile et ses productions abondantes. Sans aucune prétention à l’exhaustivité, on peut citer venue d’outre-Atlantique, la thèse de Kenneth Loiselle publiée sous le titre Brotherly Love. Freemasonry and Male Friendship in Enlightenment France (2014), l’un des livres du regretté Maurice Daumas, Des trésors d’amitié: de la Renaissance aux Lumières (2011), le beau travail de Bertrand Haan, L’amitié entre princes. Une alliance franco-espagnole au temps des guerres de Religion (1560–1570) (2011) sans oublier d’importantes rencontres collectives comme l’université d’été coorganisée par lui avec Christian Kühner en cette même année 2011 à l’Institut historique allemand de Paris, sur le thème de L’Amitié. Lien social et politique en France et en Allemagne XIIe–XIXe siècle. D’autres perspectives ont été explorées depuis par Robert Tobin dans Warm Brothers. Queer Theory and the Age of Goethe (2020). Enfin, tout récemment, Philippe Bourdin et Côme Simien ont fait paraître un important volume collectif autour de L’Amitié en Révolution, 1789–1799. De l’histoire à la mémoire (2024). C’est dire non seulement le dynamisme de la recherche, mais aussi la variété des angles d’attaque et des approches d’un phénomène social clé pour une histoire attentive aussi bien aux acteurs, qu’aux formes de coopération sociale et de représentations.
Le volume dirigé par Georg Stanitzek est centré sur le XVIIIe siècle et sur l’histoire littéraire. Compte tenu de l’importance des démonstrations d’amitié dans les écrits épistolaires des Lumières comme dans les interactions sociales entre gens de lettres, c’est à la fois parfaitement justifié et d’un réel apport. L’ouvrage débute par une solide introduction qui articule une étude des concepts et des pratiques d’amitié. De manière générale, les douze contributions se montrent particulièrement attentives au vocabulaire (Stefanie Blum), aux rouages de la mécanique amicale comme aux témoignages qui nous permettent d’y accéder. Des figures clés du siècle des Lumières font l’objet d’études de cas, qu’il s’agisse de Diderot – coauteur avec Claude Yvon de l’article »Amitié« dans l’Encyclopédie – avec son conte Les deux amis de Bourbonne [1770] (Carsten Zelle) ou de Moïse Mendelssohn (Andree Michaelis-König), mais aussi de Herder, Goethe (Hans Graubner) sans oublier Sophie von La Roche (Luisa Banski), mais aussi des acteurs moins connus (Johanna Egger). L’amitié est étudiée à travers un large spectre qui va du partage affectif à l’amitié amoureuse, en passant par l’amitié comme thérapie et comme vecteur de coopération intellectuelle. Comment une amitié se noue-t-elle? Se suffit-elle à elle-même? Comment se dénoue-t-elle et se rompt-elle? Se montre-t-elle résiliente voire survit-elle à la mort? Est-elle transcendée par la littérature et la publicisation? autant de questions que ce riche volume, agrémenté d’illustrations et d’un schéma narratologique, permet de poser. L’amitié est une forme d’émulation voire de compétition mais nourrit aussi des coopérations qui peuvent transcender des différences de genre, de statut social ou d’appartenance confessionnelle.
Enfin, les relations complexes entre les démonstrations d’amitié et leur dissimulation font l’objet d’observations pertinentes. Au XVIIIe siècle, l’amitié se confie, se publie, mais elle peut aussi se faire discrète, se taire. Les ruptures d’amitié peuvent se faire à bas bruit ou être fracassantes, si l’on songe à l’affaire David Hume/Jean-Jacques Rousseau, dont la rupture est non seulement rendue publique, mais se fait en public au fil des réactions des deux protagonistes. Notons enfin que la publication de ce volume a bénéficié du soutien financier de la DFG dans le cadre du programme Medien der Kooperation.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pierre-Yves Beaurepaire, Rezension von/compte rendu de: Georg Stanitzek (Hg.), Semantik und Praktiken der Freundschaft im 18. Jahrhundert, Hannover (Wehrhahn Verlag) 2022, 288 S. (Bochumer Forschungen zum 18. Jahrhundert, 12), ISBN 978-3-86525-967-7, EUR 29,50., in: Francia-Recensio 2024/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.105207