Vienne étant la capitale d’une des puissances majeures de l’Europe du XVIIIe siècle, il était important de réunir dans un livre un panorama de nos connaissances sur les Lumières viennoises, pour ne pas se limiter au prisme de l’histoire des règnes de Marie-Thérèse et de Joseph II. C’est ce que réussit partiellement Norbert Christian Wolf, professeur de littérature allemande moderne à l’université de Vienne, à partir d’une reprise de certains de ses travaux antérieurs dans le domaine de l’histoire littéraire du XVIIIe siècle viennois. Certains datent en effet de la fin des années 1990, et on aurait aimé que la bibliographie fût davantage mise à jour et le questionnaire lui aussi actualisé. Peu de surprises donc, les Sonnenfels, van Swieten père (mais son fils est absent), Born, Blumauer défilent les uns après les autres, y compris dans les classiques galeries de silhouettes que l’époque affectionne.

La question traditionnelle: »Qu’est-ce que les Lumières« (Was ist die Aufklärung?) ouvre le livre. Norbert Christian Wolf y répond concernant l’Autriche, en soulignant qu’il existe un déficit à la fois documentaire et académique. Le livre débute donc par un tour d’horizon de la question d’une histoire littéraire des Lumières autrichiennes. Le panorama historiographique cite longuement Wynfrid Kriegleder qui dans sa Brève histoire de la littérature en Autriche, parue en 2011, considère qu’il s’agit de Lumières venues d’en haut, portées par la cour, le gouvernement et les fonctionnaires, en relation étroite avec le caractère pragmatique et »zweckrational« des réformes entreprises à partir de la fin des années 1740 et après la guerre de Sept Ans. Ce n’est donc pas un hasard si cette partie qui se termine par une sélection de gravures coloriées de la ville de Vienne ne contient que comme seul portrait, celui de Joseph von Sonnenfels.

Dans ce contexte, la question de la censure est essentielle, et elle ouvre significativement la deuxième partie du livre intitulée »L’émergence d’un système littéraire dans la Vienne du XVIIIe siècle«. La censure est liée au nom et à l’œuvre de Gerard van Swieten, médecin personnel de Marie-Thérèse, qui reste président de la Commission de censure jusqu’à sa mort en 1772. Lessing, mais aussi Rousseau, Voltaire ou Crébillon ne trouvent pas grâce à ses yeux (94). Le poète joséphiste Gottlieb Leon, en porte un témoignage personnel dans sa correspondance avec le philosophe Karl Leonhard Reinhold, qui s’était échappé du couvent des Barnabites pour fuir à Leipzig puis à Iéna. Mais, le visage de la censure change avec Joseph II et sa réforme de 1781. Elle est non seulement centralisée mais pensée en étroite relation avec les réformes entreprises dans le domaine de l’éducation. Étonnamment, le fils de Gerard van Swieten, Gottfried (1733‑1803) n’apparaît jamais alors qu’il joue un rôle central dans la réorganisation de la censure, mais surtout parce qu’il est en phase avec les Lumières et leur versant le plus audacieux. On sait par exemple qu’il a signé son »revers«, déclaration de confidentialité dont la signature prépare l’entrée du novice parmi les Illuminaten, qui à Vienne autour de Joseph von Sonnenfels et d’Ignaz von Born sont au cœur du joséphisme. Le poète et censeur Aloys Blumauer, souvent évoqué dans le livre, à la fois comme auteur, comme censeur et comme rédacteur en chef du Wiener Realzeitung, le périodique emblématique du temps, aurait également pu être étudié davantage sous cet angle. En effet, lui aussi est membre des Illuminaten, sous le nom de Hermionius, et l’on connaît ses démêlés avec les autorités lors des répressions antijacobines. Quoi qu’il en soit, dans les années 1780 le lectorat viennois s’élargit et les libraires commandent désormais à la Société typographique de Neuchâtel des livres interdits. Norbert Christian Wolf s’appuie ici notamment sur les travaux de Johannes Frimmel et sa Littérature secrète à Viennesous Joseph II. À noter que l’ouvrage de référence de Peter R. Frank et de Johannes Frimmel, Buchwesen in Wien 1750–1850. Kommentiertes Verzeichnis Buchdrucker, Buchhändler und Verleger (2008) a en ce domaine apporté beaucoup à notre connaissance du monde du livre et de ses acteurs à Vienne.

L’articulation était annoncée avec l’étude des loges viennoises considérées comme Akademieersatz. Norbert Christian Wolf fait bien sûr référence à Ignaz von Born et à la manière dont il propose, avec succès, à la loge Zur Wahren Eintracht, de se réunir en loge de travail ou d’exercice, pour écouter et discuter de travaux savants. L’auteur se fait l’écho de l’enthousiasme de Georg Forster qui déclare que tout ce que Vienne compte comme esprits éclairés s’y réunit: »On ne peut que se réjouir de voir l’esprit des Lumières et la liberté de pensée se répandre chaque jour davantage, même dans les pays catholiques … La loge Zur Wahren Eintracht est celle qui agit le plus en ce sens. Elle publie un journal pour les francs-maçons dans lequel on parle de la foi, du serment, du fanatisme, des cérémonies, en un mot où on parle de tout bien plus librement qu’on ne le ferait chez nous en Basse-Saxe. Les meilleurs érudits de Vienne et ses meilleurs poètes en font partie. On en a fait une société de scientifiques, amants de la lumière et, surtout, libres de préjugés«.1Le jeune Aufklärer Friedrich Münter fait chorus, et l’avis de celui qui allait devenir une figure des Lumières danoises, formulé dans des termes quasi-identiques à celui de Georg Forster, est particulièrement frappant: »Toute la loge de Born est une sorte d’académie des sciences«, »tous les hommes d’esprit qui sont à Vienne et sont en relation avec les Illuminaten sont dans cette loge« écrit-il à son père.2 On ne relève rien de très neuf dans cette présentation qui doit beaucoup aux travaux pionniers d’Elisabeth Rosenstrauch-Königsberg. Son Freimaurerei im Josephinischen Wien. Aloys Blumauers Weg vom Jesuiten zum Jakobiner, publié en 1975, aura bientôt cinquante ans. L’exploitation du registre de la loge Zur Wahren Eintracht édité par Hans-Josef Irmen en 1994, et connu de Norbert Christian Wolf, aurait pu permettre d’entrer plus dans le détail de son recrutement et des travaux de la loge. De même, celles du Journal für die Freimaurer publié par la loge de Born ainsi que des recueils des Travaux des amis de l’harmonie à Vienne [Physikalischen Arbeiten der Einträchtigen Freunde in Wien] auraient pu constituer la base d’une réflexion approfondie. Sans toujours suivre Jan Assmann dans ses interprétations de la Religio duplex. Comment les Lumières ont réinventé la religion des Égyptiens, on peut remarquer qu’il s’intéresse longuement à Vienne et à l’entourage de Born. On le retrouve cependant à la partie III dans la section consacrée à la Flûte enchantée. De son côté, Norbert Christian Wolf poursuit son panorama avec l’étude du public, des publications et des espaces de sociabilité où les textes sont lus, discutés, du salon au café. Fortement influencé par l’histoire de la lecture telle qu’elle s’est pratiquée en France depuis Roger Chartier, Norbert Christian Wolf s’intéresse au statut d’auteur et aux œuvres, aux formes de reconnaissance et de célébrité.

La troisième et dernière partie du livre nous ramène à l’histoire de la littérature, puisqu’elle étudie trois textes paradigmatiques des Lumières autrichiennes couvrant les années 1782–1791, l’Enéide de Virgile travestie [Virgils Aeneis Travestirt] d’Aloys Blumauer (on connaît celui de Paul Scarron en 1648–1653), Faustin oder das philosophische Jahrhundert [Faustin ou le siècle philosophique] du journaliste et écrivain satirique Johann Pezzl, et le livret de la Flûte enchantée d’Emanuel Schikaneder. Au total, ce livre propose un panorama suggestif des Lumières viennoises, qui aurait mérité des approfondissements.

1 Georg Forster, Werke, Band 14, Berlin 1978, 163.
2 Friedrich Münter ajoute: »und dadurch ist sehr viel aufs Publicum gewirkt. Im Winter hält Born Meisterübungen, die in ordentlichen Vorlesungen bestehen. Keiner aber darf vorlesen als Illuminat. Dieß ist auch so bei den Reden in Lehrling und Gesellengrad. Aus diesem Redeübungen entsteht meist das Journal für Meister und Brüder Meister des Illuminatenordens das Born herausgibt« (Lettre publiée par Elisabeth Rosenstrauch-Königsberg, Freimaurer, Illuminat, Weltbürger. Friedrich Münters Reisen und Briefs in ihren europäischen Bezügen, Essen 1987, 74).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Pierre-Yves Beaurepaire, Rezension von/compte rendu de: Norbert Christian Wolf, Glanz und Elend der Aufklärung in Wien. Voraussetzungen – Institutionen – Texte, Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2023, 456 S., 33 Abb. (Literaturgeschichte in Studien und Quellen, 35), ISBN 978-3-205-21751-0, EUR 50,00., in: Francia-Recensio 2024/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.105210