L’histoire du dialogue stratégique franco-allemand est un champ d’études en perpétuel défrichement. Issu d’un workshop organisé à l’université de Mayence en 2015 et d’un colloque scientifique qui s’est tenu à l’université de Bretagne-Sud l’année suivante, l’ouvrage dirigé par Nicolas Badalassi et Frédéric Gloriant constitue un jalon majeur dans ce patient travail d’essartage. Celui-ci s’inscrit dans un triple renouveau historiographique. En se recentrant sur la dimension franco-allemande, il contribue en premier lieu à provincialiser le dialogue américano-soviétique durant la guerre froide. Dans un second temps, il met en évidence les positionnements de Paris et de Bonn en matière stratégique, permettant d’en révéler les subtilités conceptuelles et pratiques. Enfin, il se concentre sur les questions nucléaires, aspect longtemps resté en jachère du fait des asymétries qui séparent la France, puissance victorieuse de la Seconde Guerre mondiale et détentrice de l’arme atomique depuis l’opération Gerboise bleue le 13 février 1960, et la RFA, puissance vaincue en 1945 qui renonce définitivement à ses prétentions nucléaires avec la signature par le gouvernement Brandt du traité de non-prolifération le 28 novembre 1969.
L’ouvrage suit une progression chronologico-thématique et se divise en quatre parties et douze chapitres, chacun de la main d’un universitaire reconnu dans sa spécialité. La première partie porte ainsi sur les décennies 1950–1960 et l’ère de Gaulle-Adenauer, et réunit les contributions de Joël Mouric sur Raymond Aron, la RFA et l’arme atomique (27–42), de Jenny Raflik sur la France et le projet d’armement nucléaire européen (43–60), d’Andreas Lutsch sur les ambitions nucléaires ouest-allemandes au tournant des années 1960 (61–89) et de Frédéric Gloriant sur la politique nucléaire gaullienne durant la seconde crise de Berlin (90–117). La deuxième partie est dévolue aux années 1970, décennie de l’Ostpolitik brandtienne, et s’articule en trois temps, à savoir les chapitres de Benedikt Schoenborn sur le rôle de la »force de frappe« française dans l’élaboration de l’Ostpolitik de Willy Brandt (121–142), de Nicolas Badalassi sur la coopération nucléaire franco-allemande durant la détente (143–167) et d’Ilaria Parisi sur la dissuasion nucléaire française et la question allemande sous les septennats de Valéry Giscard d’Estaing et de François Mitterrand (175–194).
La troisième partie se concentre sur les années 1980 et la fin de la guerre froide et comprend les contributions de Dominique Mongin (197–213), Yannick Pincé (214–232) et Frédéric Bozo (233–284) sur la France, la RFA et la question nucléaire durant l’ère Mitterrand/Kohl. La quatrième partie, enfin, s’interroge sur les »incertitudes nucléaires« après 1991, avec deux chapitres de Guillaume de Rougé (287–320) et d’Oliver Meier (321–342). Relevons pour finir la présence de documents iconographiques et statistiques en milieu et fin d’ouvrage qui complètent utilement l’ensemble.
Comme l’exposent à juste titre Nicolas Badalassi et Frédéric Gloriant dans l’introduction (1–23), les »principaux acquis« (»main findings«) de l’étude suivent quatre lignes directrices, elles-mêmes organisées en deux axes. Le premier axe conteste les »légendes noires« qui entourent les positions française et ouest-allemande sur la question nucléaire. Il apparaît, d’une part, que les craintes américaines de voir la RFA suivre la voie ouverte par le général de Gaulle dans la quête de l’arme nucléaire étaient infondées. Le gouvernement Adenauer s’abstiendra ainsi de faire valoir ses prétentions nucléaires durant la seconde crise de Berlin tandis que Willy Brandt, élu chancelier à l’automne 1969, inscrira sa politique étrangère dans une dimension normative, le conduisant à renoncer définitivement au nucléaire militaire afin de renforcer l’image d’une RFA vectrice de paix. D’autre part, il appert que la »monarchie nucléaire« française ne nourrissait pas de ressentiment ni de méfiance à l’égard du voisin d’outre-Rhin, et que la mise au point de l’arme atomique, si elle répondait à un impératif d’indépendance nationale, ne constituait nullement une nouvelle ligne Maginot. Tout au long des années 1970 et 1980, Paris multipliera de fait les initiatives en vue de prendre en compte les intérêts de la RFA et d’intensifier la coopération stratégique franco-allemande.
Le second axe porte plus spécifiquement sur le dialogue entre Paris et Bonn en matière nucléaire. Le premier constat qui s’impose est celui de l’existence, incontestable, d’un »casse-tête nucléaire« (»nuclear conundrum«) qui se caractérise par une triple asymétrie entre la France et la RFA, comme le rappelle, à raison, Frédéric Bozo: le statut de puissance nucléaire de la France alors que la RFA prend la voie de la non-prolifération; la volonté d’indépendance du général de Gaulle et de ses successeurs vis-à-vis de l’OTAN quand les chanceliers ouest-allemands font valoir leur atlantisme et la »Westbindung«; la notion, enfin, de »sanctuaire national« dans la doctrine nucléaire française, qui suppose l’emploi d’armes atomiques à moyenne portée sur le sol de la RFA en cas de conflit majeur avec l’Est. En dépit de ces divergences initiales, les deux pays restent cependant mus par une même volonté de dépasser l’ordre bipolaire issu de la guerre froide et d’œuvrer dans le sens d’une réunification allemande et européenne. Ces aspirations les conduisent ainsi à ouvrir le dialogue sur les questions nucléaires, dans l’esprit d’un »révisionnisme nucléaire limité« (»limited nuclear revisionism«) selon l’heureuse formule d’Andreas Lutsch.
Ce rapprochement se concrétisera à trois reprises durant la guerre froide, chaque fois pour surmonter une crise dans les relations Est-Ouest: en 1956–1958 après l’affaire de Suez et le lancement du Spoutnik soviétique; en 1961–1963 durant la phase aiguë de la seconde crise de Berlin; et durant les années 80, en pleine crise des euromissiles. Dans ces trois cas de figure, le rapprochement stratégique amorcé demeurera cependant sans lendemain: le retour du général de Gaulle aux affaires en 1958 met un terme au processus de Colomb-Béchar sur la coopération nucléaire franco-germano-italienne; le vote par le Bundestag en 1963 d’un préambule au traité de l’Élysée rappelant l’engagement atlantique de la RFA met en sommeil la coopération stratégique prévue dans le traité; enfin, la chute du mur de Berlin en 1989 clôt les négociations entre Mitterrand et Kohl sur la mise en place d’un mécanisme de consultation franco-allemand sur l’emploi des armes nucléaires françaises de courte portée.
Le livre dirigé par Nicolas Badalassi et Frédéric Gloriant renouvelle en profondeur l’historiographie dans un champ d’études qui n’avait pas connu d’évolutions notables depuis le milieu des années 1990. Aussi rigoureuses que circonstanciées, les différentes contributions éclairent d’une lumière neuve l’histoire du dialogue franco-allemand en matière nucléaire, et appellent une lecture attentive de la part de quiconque veut aujourd’hui démêler l’écheveau de la coopération stratégique entre Paris et Berlin.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Julien Genevois, Rezension von/compte rendu de: Nicolas Badalassi, Frédéric Gloriant (ed.), France, Germany, and Nuclear Deterrence. Quarrels and Convergences during the Cold War and Beyond, New York, Oxford (Berghahn) 2022, 364 p., 14 fig., ISBN 978-1-80073-325-1, GBP 107,00., in: Francia-Recensio 2024/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.105390