L’émigration massive d’Irlande et de Grande-Bretagne au XIXe siècle vers des destinations lointaines est bien connue. Quatre millions de personnes ont quitté les îles Britanniques pour se rendre aux États-Unis ou au Canada, ou ont traversé les mers du Sud vers l’Australie et la Nouvelle Zélande. Croissance démographique, industrialisation, famine et pauvreté ont été les facteurs puissants d’une mobilité en général définitive vers un vaste monde anglophone en développement. L’ouvrage de Fabrice Bensimon traite en revanche d’un aspect moins connu de l’histoire des mouvements migratoires de cette période, à savoir de l’histoire de ces travailleurs qui ont traversé la Manche pour se rendre en France, en Belgique, ou encore dans les états allemands, la Hollande, la Scandinavie, la Russie ou l’Empire austro-hongrois. De moindre ampleur géographique et surtout numérique que les mouvements transocéaniques, cette migration a pourtant compté des dizaines de milliers de personnes qui se sont déplacées à l’initiative de leur employeur ou de leur propre chef.
La période envisagée se situe entre la fin des guerres napoléoniennes (1815), permettant les échanges de biens et de personnes, et la fin du Second Empire en France (1870) lorsque le décalage technologique entre la Grande-Bretagne et le reste du continent s’était réduit. Période significative en effet car la migration d’artisans, d’ingénieurs ou d’entrepreneurs ainsi que de milliers d’ouvriers spécialisés ou non fut un moteur puissant de l’industrialisation des pays européens, notamment de la France et de la Belgique qui sont particulièrement étudiés dans cet ouvrage. L’histoire qui nous est présentée est donc l’histoire humaine de ces travailleurs transplantés dans un pays dont ils ne connaissaient ni la langue ni la culture, mais aussi l’histoire technologique des savoirs et métiers qu’ils apportaient, savoirs cruciaux pour le développement de certains secteurs industriels.
Les sources sur les mouvements transmanche de ces personnes sont certes rares, ce qui explique en partie le peu d’études sur le sujet. Pas de listes de passagers des compagnies maritimes pour les destinations européennes, contrairement aux traversées transocéaniques. Donc pas de statistiques globales. Peu de renseignements provenant des recensements, d’ailleurs irréguliers en France, et qui (sauf en 1851 et 1872) ne comportaient pas d’indication sur la nationalité des résidents. Pas d’enregistrement non plus de la population migrante. Seuls les registres des naissances, mariages et décès ont donné des indications sur l’évolution de cette population en se basant sur les noms à consonnance anglaise dans les localités connues. La majorité des sources que Fabrice Bensimon a rassemblées sont qualitatives. Les archives d’entreprises, lorsqu’elles ont survécu, ont offert des indications précieuses de nombres, dates, salaires, rendements et intérêts comparatifs de l’établissement en dehors d’Angleterre ainsi que sur leurs dirigeants. Les sources consulaires britanniques sont aussi importantes: en 1848 la Grande-Bretagne comptaient 12 consuls et 25 vice-consuls en France, dont la correspondance avec le Foreign Office donne des traces de vie de ces migrants, de leurs entreprises et des aléas de la vie économique. La presse aussi, anglaise et française, dans les localités d’où les migrants venaient et celles où ils vécurent a été une source abondante sur la vie de ces migrants, surtout dans le désordre et l’inquiétude des moments révolutionnaires (1830, 1848). Parmi les nombreux organes locaux, certains journaux étaient publiés en anglais en France, comme le plus durable d’entre eux, le Galignani’s Messenger, publié, grâce à des typographes anglais, par le libraire Galignani (dont subsiste aujourd’hui une librairie anglophone à Paris).
À l’origine de ces déplacements de travailleurs se trouvait souvent un artisan qualifié ou un ingénieur créateur d’une entreprise sur le continent. Ainsi William Cockerill, artisan qualifié du Lancashire, développa en Belgique avec son fils John non seulement une fabrique de métiers à tisser, mais dès 1817 le premier site industriel intégré possédant sa ressource minière, fours à coke, ateliers de construction de machines et de filature et une main d’œuvre de quelque 2000 ouvriers. De même l’entrepreneur des chemins de fer William Mackenzie et l’ingénieur Joseph Locke qui emportèrent le marché de la construction de la première ligne ferroviaire Paris-Rouen, inaugurée en 1843, prolongée par Rouen-Le Hâvre, 1847, furent à l’origine du recrutement d’équipes de milliers de travailleurs pour le terrassement, la construction de tunnels, de viaducs et de remblais. Pendant les années 1840 la moitié de ces manœuvres (navvies) étaient britanniques. Quant à la construction du matériel ferroviaire et la conduite des machines, elles furent confiées à des mécaniciens anglais. L’avance technologique britannique était flagrante aussi dans le domaine des forges, des mines et des fonderies. Des équipes d’ouvriers qualifiés (puddlers, lamineurs, rouleurs) vinrent du pays de Galles pour travailler à Fourchambault, au Creusot, à Saint-Étienne, ou à Decazeville. Le savoir-faire de ces artisans, investissement indispensable pour le développement d’industries locales et la formation des employés français, était aussi pour eux un gage de liberté de mouvement.
Dans le domaine du textile le développement de la mécanisation fut le produit à la fois de la venue d’artisans qualifiés pour la mise en œuvre de métiers modernes et d’une main-d’œuvre féminine postée aux machines. Des familles entières à Landerneau, au Petit Quevilly, à Amiens, étaient venues de Dundee en Écosse ou de Belfast, recrutées pour les usines de jute, de lin, ou le tissage de la laine à Roubaix, Reims ou Saint-Denis. À Calais, centre de l’industrie de la dentelle, des milliers de dentelières, originaires de la région de Nottingham se succédèrent, femmes et enfants aux emplois de tissage et dévidage, et hommes à l’entretien des machines. Cette immigration familiale donna lieu à une installation en général durable et bien intégrée, quoique vivant en relative autonomie. Peu d’incidents xénophobes ou dus au ressentiment de la concurrence économique ont été répertoriés pour la période étudiée. Pas d’implantation du grand mouvement chartiste anglais en France.
La chute de la monarchie de Juillet en 1848 et la période de crise économique qui s’ensuivit furent une cause de départ pour un certain nombre d’artisans ou de familles installés depuis longtemps. Certains retournèrent en Angleterre, d’autres envisagèrent une émigration plus lointaine, en Australie notamment, avec l’aide financière du gouvernement britannique pour cette destination lointaine. Cette donnée inscrit les mouvements de travailleurs anglais vers l’Europe comme un phénomène marginal des mouvements migratoires massifs et lointains, tout en les y intégrant comme un moment dans la longue durée ou une étape sur une échelle plus large.
Traitée comme un chapitre dans l’histoire de l’émigration britannique, cette histoire est aussi éclairante sur le plan économique et technologique du développement industriel européen dynamisé par la présence de ces inventeurs, techniciens, ouvriers et ouvrières qui s’implantèrent en ces pays. Entre les biographies individuelles des entrepreneurs ou artisans remarquables et une biographie collective des hommes, femmes et enfants au travail, l’ouvrage propose ainsi un fragment d’histoire sociale franco-britannique du XIXe siècle.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Catherine Collomp, Rezension von/compte rendu de: Fabrice Bensimon, Artisans Abroad. British Migrant Workers in Industrialising Europe, 1815–1870, Oxford (Oxford University Press) 2023, 304 p., 70 b/w fig., maps, tables, ISBN 978-0-19-187330-0, DOI 10.1093/oso/9780198835844.001.0001 , GBP 83,00., in: Francia-Recensio 2024/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.105393