Publié en 2023, le livre Umkämpfte Vergangenheit. Die SED-Diktatur in der aktuellen Geschichtspolitik der Bundesrepublik Deutschland a fait l’objet de discussions publiques avant même de paraître.1 Nous ne reviendrons pas sur ces débats dont l’auteur lui-même a résumé et commenté les grandes lignes dans la préface qu’il a ajoutée à son manuscrit d’origine, mais noterons néanmoins qu’ils témoignent de l’actualité encore brûlante et sensible du passé de la RDA dans l’Allemagne des années 2020. Avec son état des lieux du traitement mémoriel de la »dictature du SED« en Allemagne après 2015 et »les développements critiques« qu’il propose dans son livre, l’historien Rainer Eckert, ancien opposant au régime du SED, visait bien à déclencher une »controverse intellectuelle« (12), mais ne s’attendait pas à ce qu’elle commence avant même sa parution, qu’elle entraîne un changement de maison d’édition et que la publication soit ainsi retardée.

La particularité de cet ouvrage réside dans son caractère très subjectif, affirmé dès les premières pages. L’historien nous présente ses »perspectives personnelles« (3), »sa vérité« (12). Il rédige son livre à la première personne et s’appuie, dans un appareil de notes très fourni, d’une part sur la correspondance épistolaire privée2 qu’il a entretenue ces dernières années avec d’autres opposants au régime de RDA, des militants pour les droits civiques (Bürgerrechtler) ou avec ses collègues historiens est-allemands, et d’autre part sur des articles parus dans la presse régionale et suprarégionale qu’il résume et commente. En tant qu’ancien directeur du Zeitgeschichtliches Forum de Leipzig, il accorde dans son livre une place prépondérante aux institutions, initiatives ou monuments de cette ville »chère à son cœur« (33) ou aux débats mémoriels dont elle fut et est encore le théâtre (118‑181). Son départ de Leipzig en 2015, non sans amertume après dix-huit années passées à la tête de ce musée, marque le point de départ de ses réflexions critiques sur les acteurs de la politique mémorielle de la RDA dans l’Allemagne d’après 2015.

Composé de vingt-sept chapitres de longueurs très différentes, ce livre présente de nombreux débats portant sur le traitement mémoriel de la RDA, que Rainer Eckert va parfois jusqu’à qualifier dans ses titres de »combat« ou de »champ de bataille«. Il passe en revue les discussions concernant des objets aussi divers que des institutions de traitement du passé (comme la Bundesstiftung zur Aufarbeitung der SED-Diktatur), des archives (comme la Behörde des Bundesbeauftragten für die Unterlagen des Staatssicherheitsdienstes der ehemaligen DDR), des mémoriaux et musées (comme la Gedenkstätte Andreasstraße à Erfurt, le Deutsches Historisches Museum, le Zeitgeschichtliches Forum de Leipzig), des monuments (comme le monument de la liberté et de l’unité, le monument à la mémoire des victimes du SED), des lieux de mémoire (comme la prison de la Stasi à Hohenschönhausen), des controverses entre historiens (comme celle entre Ilko-Sascha Kowalczuk et Detlef Pollack sur le rôle des militants pour les droits civiques dans les événements de 1989), une ancienne athlète de RDA (Ines Geipel, engagée pour les victimes du dopage), des médias (le Berliner Zeitung) ou encore un groupe WhatsApp constitué d’une vingtaine d’historiens et d’anciens militants pour les droits civiques. Tous ces débats mettent en évidence la concurrence des mémoires de la RDA dans l’Allemagne d’aujourd’hui. Ce matériau aussi hétéroclite qu’exhaustif rend la lecture in extenso du livre difficile, entraîne des redites et des longueurs, mais il est précieux pour des lecteurs qui cherchent des éclairages ponctuels sur telle discussion ou telle controverse.

L’enjeu de la transmission de ce passé aux jeunes générations qui n’ont pas connu la RDA est au cœur de son livre et de tous ces débats sur lesquels il prend position. Trente ans après les événements de 1989, l’Allemagne se trouve en effet à cette période clé de transition d’une mémoire communicative vers une mémoire culturelle de la RDA.3 Quelle(s) mémoire(s) sera(ont) transmise(s) par les musées, par les historiens, une fois les témoins de l’époque disparus? Rainer Eckert choisit délibérément d’utiliser l’expression »dictature du SED« pour parler de la RDA. Toutefois, sans omettre la mémoire des victimes de ce régime, l’ancien opposant au régime défend tout au long du livre une mémoire plus positive du passé de la RDA, en mettant l’accent sur »ce qui a été acquis« (132) et en prônant une histoire dont il faudrait être fier (131, 273, 295). L’historien plaide tout particulièrement pour une mise en avant de la mémoire de l’opposition et de la résistance au régime, qui atteignent leur paroxysme au moment de la »révolution pacifique« de 1989, terme dont il est un fervent défenseur. Inquiet de l’instrumentalisation et du détournement du sens des événements de 1989 par l’Alternative für Deutschland de Saxe (208), affligé par le choix politique de certains anciens militants pour les droits civiques qui se sont tournés vers ce parti, Rainer Eckert insiste sur la nécessité de porter un regard plus nuancé et différencié sur la RDA (97), de se concentrer sur »les nombreuses nuances de gris de la vie, entre adaptation quotidienne et résistance courageuse en RDA« (114), de s’intéresser à l’histoire du quotidien dans une dictature, à l’histoire du combat pour la liberté et la démocratie.

Avec cette publication, Rainer Eckert appelle de ses vœux un changement d’échelle dans la prise en compte du passé de la RDA. Afin de toucher l’espace public allemand, il veut mettre au jour certains débats internes à un musée ou à une institution de traitement du passé de la RDA (70). S’il soutient les actions de la Stiftung Friedliche Revolution de Leipzig par exemple, il reconnaît et regrette qu’elles ne trouvent guère d’écho en dehors de Leipzig, ce qui est valable selon lui pour grand nombre d’actions commémoratives organisées dans cette ville (122). Il se donne également pour objectif de ne pas laisser le passé est‑allemand cantonné à de l’histoire régionale, mais se bat pour un ancrage dans l’histoire nationale panallemande, voire dans l’histoire européenne. Selon lui, la »révolution pacifique« de 1989 s’inscrit dans une histoire (est-)européenne de la liberté et devrait constituer le socle de notre identité européenne (264).

Une des grandes questions qui sous-tendent ce livre est également celle de la légitimité à interpréter le passé de la RDA dans l’Allemagne actuelle. L’auteur est particulièrement critique à l’encontre des »Allemands de l’Ouest« qui occupent des postes-clés dans les musées traitant de la RDA (comme Hubertus Knabe à Hohenschönhausen) ou qui dominent les projets d’établissement de nouveaux musées ou mémoriaux de la RDA (le Campus der Demokratie à Berlin, le Campus für Freiheit und Demokratie à Leipzig), fussent-ils des historiens spécialistes de l’histoire de la RDA comme Martin Sabrow (68). Il leur reproche en filigrane de ne pas avoir de mémoire vécue des événements. Mais d’un autre côté, il appuie la thèse de son collègue historien Ilko-Sascha Kowalczuk selon laquelle le travail de mémoire sur la RDA ne devrait pas être effectué par des acteurs impliqués en raison de leur biographie, mais par des spécialistes ayant été formés en histoire, en sciences politiques ou en pédagogie muséale (87, 293). L’auteur peine à sortir de cette contradiction avec ses âpres critiques, voire attaques personnelles à l’encontre de la majorité des acteurs de la politique mémorielle d’aujourd’hui, qu’ils soient originaires d’Allemagne de l’Est ou de l’Ouest, à l’exception de lui-même, d’Ilko-Sascha Kowalczuk et de quelques rares autres collègues et amis.

Si le chercheur qui s’intéresse au traitement mémoriel du passé de la RDA peut regretter le style très personnel et relâché de l’auteur dans cet ouvrage, le manque de distance critique dans certains développements, ou le manque d’analyse de certains articles de presse repris dans le corps du texte, il peut se réjouir de cet état des lieux détaillé du travail mémoriel en cours ces dernières années en Allemagne. Tout en les remettant en question, l’auteur nous présente différents points de vue sur la RDA et participe ainsi à une vision plus nuancée du passé est-allemand. Quinze ans après sa participation à l’ouvrage Wohin treibt die DDR‑Erinnerung?4, qui témoignait déjà des controverses de l’époque sur le traitement mémoriel de la RDA, l’historien nous propose une nouvelle documentation actualisée des débats mémoriels. Elle vaut la peine d’être consultée telle une chronique très riche du traitement du passé de la RDA depuis 2015.

1 Voir entre autres: Ilko-Sascha Kowalczuk, Getrübte Erinnerungen? Über ein Buch, das nicht erschienen ist, dans: Deutschland Archiv, 05.10.2022, Link: www.bpb.de/513987; Kevin Hanschke, Ein Buch, das es nicht geben soll, dans: Frankfurter Allgemeine Zeitung, 20.10.2022; Ines Geipel, Vom Opfer zum Mittäter, dans: Frankfurter Allgemeine Zeitung, 24.10.2022.
2 La publication d’une correspondance privée a justement posé problème à certaines personnes citées dans le livre, car R. Eckert ne leur avait pas demandé leur autorisation. Voir Ilko-Sascha Kowalczuk, ibid.
3 Jan Assmann, La mémoire culturelle. Ecriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, Paris 2010, 46.
4 Martin Sabrow, Rainer Eckert, Monika Flacke [et al.] (dir.), Wohin treibt die DDR-Erinnerung? Dokumentation einer Debatte, Göttingen 2007.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Myriam Renaudot, Rezension von/compte rendu de: Rainer Eckert, Umkämpfte Vergangenheit. Die SED-Diktatur in der aktuellen Geschichtspolitik der Bundesrepublik Deutschland. Persönliche Einblicke, Leipzig (Leipziger Universitätsverlag) 2023, 435 S., ISBN 978-3-96023-530-9, EUR 40,00., in: Francia-Recensio 2024/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.105396