Les états-majors généraux seraient-ils la »matière grise« des armées européennes? À quoi servent-ils en temps de paix? Forment-ils véritablement un microcosme social de culture élitiste? Quels sont leurs attributions, leurs fonctions et leurs rôles dans la prise de décision? Cet ouvrage collectif, dirigé par Lukas Grawe, propose d’y répondre par quinze contributions. Post-doctorant de l’université de Brême, L. Grawe a soutenu une thèse (2016) sur le renseignement militaire allemand avant la Première Guerre mondiale.1 Avec cette nouvelle publication, il élargit la focale à une perspective européenne et ouvre le dialogue avec d’autres spécialistes sur la thématique originale des états-majors généraux dans les armées européennes à la veille des deux conflits mondiaux du XXe siècle.
Les enjeux historiques sont saillants puisqu’ils renvoient à la structuration des armées et à leur fonction dans les sociétés européennes de l’époque contemporaine. Bien qu’il existe à partir du milieu du XVIIe siècle un corps d’officiers dédié à la conduite de la guerre, c’est véritablement à partir du XIXe siècle que les états-majors généraux apparaissent dans un contexte de massification, de technicisation et de professionnalisation du fait militaire. Pour répondre aux besoins nouveaux que cela suppose, les armées européennes se dotent d’une institution permanente et centralisée chargée de préparer les opérations militaires, même en temps de paix. Au début du XXe siècle, seuil de la période étudiée par l’ouvrage, les états-majors généraux ont atteint un niveau de développement avancé et sont solidement installés dans le paysage militaire. Petite institution à l’échelle des armées sur le plan des effectifs, les états-majors généraux occupent la fonction de cerveau aux armées.
C’est sur ce créneau historiographique tout à fait original que se situe l’ouvrage. À côté du cas de l’état-major germano-prussien, pour lequel les travaux ont été nombreux, l’état de la recherche sur les autres pays européens demeure modeste et les perspectives comparatistes encore davantage. L’angle de la préparation aux guerres mondiales est de ce point de vue intéressant car le niveau de tension internationale dans ces contextes précis a eu pour conséquence de générer de l’activité de la part des états-majors qui, en se préparant à la guerre, se renforcent. L’autre grand intérêt de l’ouvrage est de penser les états-majors généraux comme des institutions complexes. Loin de l’image d’Épinal d’un petit groupe d’officiers qui tirent une flèche sur une carte pour décider d’une manœuvre, l’ouvrage montre la diversité des fonctions qui leur sont confiées. Leurs champs d’action sont aussi ceux de la doctrine opérationnelle et du renseignement militaire, activités qui se structurent au fil de la période étudiée. De même, une attention a été portée aux questions socio-culturelles, comme celle du caractère élitiste des officiers d’état-major, de leur formation et de leurs carrières. Des phénomènes généraux s’esquissent, notamment celui d’une sociabilisation endogène et d’une tendance nationale-conservatrice, indépendamment des régimes politiques dans lesquels ces officiers évoluent, bien qu’il existe des exceptions, en premier lieu celui de l’Armée rouge.
L’introduction et la conclusion insistent bien sur les dynamiques globales étudiées, même si on peut reprocher à l’ouvrage une organisation relativement cloisonnée. Celui-ci est en effet divisé en deux parties, la première traitant des états-majors avant la Grande Guerre, la seconde, de ceux d’avant la Seconde Guerre mondiale. Chacune se présente comme une succession d’études de cas nationaux, ayant le mérite de faire apparaître les cas d’école autant que des exemples moins connus, tels que la Serbie, la Roumanie ou l’Empire ottoman à la veille de la Première Guerre mondiale.
Certaines contributions, qui réussissent à faire dialoguer l’histoire militaire avec l’histoire sociale et politique retiennent particulièrement l’attention, notamment celle d’Amedeo Osti Guerrazzi (305–328) portant sur l’armée italienne de l’entre-deux-guerres, passée d’un régime libéral à un État totalitaire. Bien que le pays ait été victorieux à l’issue du premier conflit mondial, son armée n’a jamais réussi à jouer un rôle moteur dans la vie politique et dans la société italienne d’après-guerre. Progressivement, Mussolini est parvenu à mettre la main sur l’institution militaire jusqu’à transformer le »cerveau de l’armée« en un »petit bureau exécutif« (328), incapable d’influencer la prise de décision, même lorsque le dictateur a entraîné son pays dans des désastres militaires.
De même, la contribution de Lukas Grawe sur le Grand État-Major général germanique entre 1900 et 1914 (33–56) est particulièrement claire et aboutie. En plus de montrer comment cette institution s’est structurée et a gagné en puissance, l’auteur s’intéresse aussi aux »ères« Alfred von Schlieffen (1891–1905) puis Helmuth von Moltke le Jeune (1906–1914), qui se caractérisent par les personnalités fortes différentes de ces chefs mais aussi par des contextes internationaux distincts. Enfin, le chapitre de Matthias Uhl consacré à l’Armée rouge de la fin de la guerre civile au milieu des années 1930 (275–303), montre comment l’état-major s’est reconstitué et réformé en même temps que se déploie le nouveau pouvoir soviétique.
Ce tour d’horizon permet à l’ouvrage de prétendre légitimement à couvrir l’ensemble du continent européen. On peut cependant regretter l’absence de contribution transversale, qui se serait emparée d’une problématique fine, traitée de manière comparative. Cela aurait certainement permis de donner au lecteur des clefs de compréhension supplémentaires et de mieux cerner la superposition entre des spécificités nationales ou chronologiques et des dynamiques plus globales. Enfin, bien que l’ouvrage s’inscrive au sein de la collection Krieg in der Geschichte, plus de la moitié des contributions sont en langue anglaise, ce dont le lecteur n’est pas averti.
Conçu avant tout comme une lecture scientifique, l’ouvrage est de très bonne facture et remplit incontestablement son rôle. En s’intéressant aux mécanismes et aux acteurs de la prise de décision militaire, en repoussant les cadres chronologiques habituels pour réfléchir à la préparation de la guerre en temps de paix et en traitant de cas peu connus, ce recueil dirigé par Lukas Grawe est à la pointe d’une histoire militaire en constant renouvellement.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Geoffrey Koenig, Rezension von/compte rendu de: Lukas Grawe (Hg.), Gehirne der Armeen? Die Generalstäbe der europäischen Mächte im Vorfeld der Weltkriege, Paderborn, München, Wien, Zürich (Ferdinand Schöningh) 2022, 528 S., 25 s/w Abb. (Krieg in der Geschichte, 118), ISBN 978-3-506-79195-5, EUR 79,00., in: Francia-Recensio 2024/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.105398