Le Glossaire des concepts d’Armin Nassehi aborde dix-neuf concepts, de titre de chapitre en titre de chapitre, soit ceux de Démocratie, Liberté, L’étrangeté/L’étranger, Égalité/Inégalité, Action, Identité, Communication, Conflit, Crise, Critique, Culture, Mode de vie, Puissance, Nature, Opinion publique, Populisme, Technique, Savoir, sous l’égide du plus général, le concept de Société.
Dans une perspective sociologique la société n’équivaut pas à la somme des expressions individuelles. Elle est quelque chose possédant un sens propre, une logique propre, par le fait qu’elle rend compte du lien avec un collectif d’individus constitutif du lien social. Dans ce Glossaire, d’une description d’un concept à l’autre, se visibilisent des modes de vie avec leurs fonctions propres, que les locuteurs disposant d’un point de vue soit interne soit externe à la sociologie ne perçoivent pas toujours. La référence à la radicalité de la théorie luhmannienne de la différenciation sociale occupe dans cet ouvrage une place centrale. Par exemple, Niklas Luhmann considère que la production opérationnelle d’»identité« est soumise au risque constant de sous-détermination ou de surdétermination, ce qui lui confère la fonction de neutraliser le risque de dissociation de toute sélectivité sociale. Cependant, Armin Nassehi accorde aussi de l’importance à la dimension performative des concepts par opposition aux seules significations effectives des mots, ce qui lui permet de décrire une réflexivité des concepts absente du fonctionnalisme sociologique classique. La logique des concepts se précise également au plan de l’ontologie historique en référence à une dimension kantienne des concepts apte à générer des représentations générales. Quant à Reinhart Koselleck, principal éditeur des Geschichtliche Grundbegriffe et partisan d’une sémantique historique des concepts, il a souligné qu’un mot devient un concept lorsque la plénitude de son contexte de signification politico-social est perceptible. La démarche fonctionnaliste de Koselleck permet de situer les domaines sémantiques de concepts ayant valeur d’indicateurs historiques de la transformation du monde social. Inscrits dans une telle perspective, les concepts analysés dans cet ouvrage sont donc fondamentaux parce qu’ils peuvent assumer des fonctions centrales dans les débats publics.
Au plan méthodologique, pour chaque notion, il s’agit de reconstruire la fonction et le problème de référence de la notion, entre origine académique et utilisation propice aux débats. Il convient ainsi de circonscrire l’usage des concepts dans un contexte de signification sociale. Il en ressort une intuition fonctionnaliste initiale, donc quelque chose qui persiste, qui se maintient de manière stable dans un environnement volatile par le fait d’une certaine obstination à laisser visible le problème à résoudre. Il s’agit alors de se situer à distance du fonctionnalisme classique issu de l’ethnologie (Malinowski), soit un fonctionnalisme dans lequel le problème de la référence est en quelque sorte présupposé. Dans la figure classique du fonctionnalisme, les problèmes de référence sont considérés comme évidents (par exemple le maintien de l’ordre normatif), et de ce fait l’observation empirique se limite à la résolution de ce problème de référence unique. Cependant, si l’on considère que Y est une fonction de X, alors Y et X sont tous deux des réalités contingentes, et cela nous interdit de poser l’un des deux côtés de manière absolue en fixant une fonction à chaque côté sous forme de finalités. Il convient de déterminer à la fois Y et X indépendamment l’un de l’autre. Ce qui permet de faire intervenir l’analyse fonctionnelle comme dimension interprétative de la sociologie, par le jeu d’une procédure de mise en relation entre différents côtés.
La méthode fonctionnaliste contemporaine considère donc son objet comme une solution, le rapporte à des problèmes relatifs au système et découvre ainsi des alternatives des »deux côtés« si l’on peut dire. Ici la méthode fonctionnaliste ne se réduit pas à une simple relation de reproduction d’un sous-système de notions par rapport au système de la société. Au-delà, elle permet de rendre compte de ce qui est tout à la fois contingent, comparable et différent dans l’ordre des mises en relation au sein d’une société. En fin de compte, décrire de manière fonctionnelle l’usage des concepts ouvre des possibles, mais pose aussi des limites aux descriptions appropriées des problèmes sociétaux concernés.
À défaut de rendre compte de l’analyse de l’ensemble des dix-neuf concepts de ce Glossaire, il est possible d’appréhender un exemple sur la base d’une relation entre deux concepts proches dans un contexte historique tout à fait contemporain. Il s’agit du couple crise-populisme. La crise est liée à une fonction précise, la perte de souveraineté par un sujet. Certes, au cœur de toutes les crises se trouvent les crises économiques, du fait d’un système économique fragile de manière consubstantielle. Mais, d’un point de vue sémantique et historique, la crise intervient au moment où la part d’indécision est forte, ce qui induit une relation spécifique entre le vécu et l’action. Koselleck, dans Kritik und Krise (1959), analyse la transition d’un monde fixe en apparence, l’Ancien Régime, à une autre forme d’illusion politique, issue de la Révolution française, au titre d’une logique de l’histoire propice à l’avènement d’une société bourgeoise. Cependant, si les auto-descriptions attachées aux narratifs politiques du progrès s’imposent, le regard critique sur la société demeure.
La crise et la critique sont fonctionnellement liées. Contrairement aux notions abordées dans ce Glossaire, le populisme n’est pas un concept fondamental des sciences humaines en matière de critique, mais plutôt une notion politique à valeur de concept public. Cependant sa fonction politique s’inscrit bien dans la logique de la crise. Le populisme considère »les élites« et leur rôle central dans la représentation politique en fonction d’un »peuple électeur« qu’il convient de convoquer non pas par procuration, mais de manière directe. Comment résoudre une telle tension présupposée entre »le peuple« et »les élites«? Le populisme serait de ce point de vue au centre de la crise, en montrant que le système politique ne parvient pas à boucler le cycle de pouvoir entre les décisions politiques et la capacité d’approbation publique. Ce qui suppose la »victoire« d’une figure populiste apte à transférer, restituer au peuple électeur la capacité politique, la capacité de décision. La fonction du populisme relève d’un »combat« entre »le peuple« et »les élites«. Le leader populiste s’efforce de résoudre la relation instable entre ce qui est devenu un sous-système, la représentation politique, et ce qui relève d’un système social global, »le peuple électeur«. Finalement, précise l’auteur, la forme populiste, qu’elle soit de gauche ou de droite, n’est pas une forme déviante par principe, mais une forme qui cherche à assurer le fonctionnement du système par des moyens jugés simples, donc hors de la complexité sociale. La méthode fonctionnaliste du sociologue, sa portée scientifique, se heurte de ce fait à l’aptitude du discours populiste à esquiver la complexité sociale, par le fait d’une insistance trompeuse sur le simple constat de faits empiriques. Concept limite, le populisme conteste la fonction même de la politique en proposant un processus politique subjectif dissocié de la dimension objective de la politique sous sa forme représentationnelle.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jacques Guilhaumou, Rezension von/compte rendu de: Armin Nassehi, Gesellschaftliche Grundbegriffe. Ein Glossar der öffentlichen Rede, München (C. H. Beck) 2023, 399 S., ISBN 978-3-406-80767-1, EUR 29,90., in: Francia-Recensio 2024/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.105418