»Comment le passé, le présent et l’avenir ont été conceptualisés, comment ces catégories ont été pensées et reliées les unes aux autres, comment fut compris le cours du temps«: tel est l’objet de l’enquête historique menée par Alexandra Paulin-Booth, qui s’inscrit à cet égard dans la lignée des travaux de François Hartog ou de Reinhart Koselleck (et des mises en application historiques que l’on a pu retrouver sous la plume d’Alya Aglan, pour l’histoire de la Résistance, ou de Christopher Clark, sur les perceptions du passé en Allemagne). Il ne s’agit pas ici de discuter dans leur contenu les conceptions antagonistes du passé (ce que l’on pense et perçoit de l’histoire de la Révolution française par exemple, si conflictuelle dans les imaginaires historiques du XIXe siècle), ni les visions concurrentes du futur (que l’on imagine bien sûr très différemment selon son camp politique), mais de comprendre quelle place on accorde au temps en tant que concept (et non pour son contenu), quelle valeur on donne aux régimes de temporalités. À cet égard, le projet est ambitieux, le livre stimulant.
L’autrice fait le choix de se concentrer sur une courte période: les deux décennies qui séparent l’affaire Dreyfus du déclenchement de la Première Guerre mondiale (ce que l’on surnomme communément »Belle Époque«). Comme l’avaient été la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, il s’agit d’une époque charnière (»Sattelzeit« dans la terminologie difficilement traduisible de Koselleck): on y retrouve une conscience aiguë du changement et une incertitude quasi-anthropologique sur la nature même du temps (beaucoup de certitudes étant remises en question par la découverte des ères géologiques, la théorie de la relativité ou la philosophie de Bergson). Rapidement brossés en contexte général, ces éléments d’analyse ne sont toutefois pas discutés en tant que tels, car Alexandra Paulin-Booth se concentre sur les discours politiques produits à l’extrême-gauche et à l’extrême-droite. Son objectif, c’est bien de comprendre en quoi ces années furent »électriques« (métaphore proposée par Christophe Prochasson) pour des militants travaillés par la question du temps.
La première partie revient à ce propos sur l’affaire Dreyfus et sur les affrontements idéologiques qui stimulent un sentiment aigu de l’urgence. Si l’on s’engage dans les milieux intellectuels, c’est dans cette volonté d’agir au présent, en rupture avec un passé que l’on met à distance (comme si la Révolution française basculait au siècle avant-dernier). Ce qui se construit de la sorte, c’est une »génération« qui peine toutefois à sortir de l’événement sans sombrer dans la »désillusion«.
Dans la deuxième partie, Alexandra Paulin-Booth se focalise sur l’extrême droite et sur ses rapports contrastés au passé. La recherche d’une nation »éternelle« ne témoigne-t-elle pas d’un refus d’entrer dans le temps présent? Par-delà l’extrême diversité des courants idéologiques (Ligue des patriotes, Ligue de la patrie française, Action française), c’est dans le passé (et par exemple dans la mythification de Jeanne d’Arc) que ces hommes cherchent, sinon le salut, du moins un abri hors du temps, jusqu’à ce que l’Action française rouvre, après 1905, une espérance d’avenir.
La troisième et dernière partie du livre s’arrête enfin sur les gauches et sur les dynamiques révolutionnaires qui définissent un rapport très particulier – et controversé – au temps. Débattre du réformisme (et de la participation gouvernementale d’Alexandre Millerand), c’est se disputer entre ceux qui veulent changer le présent et ceux qui projettent la révolution dans l’avenir; cela entre aussi en résonance avec la question du messianisme, centrale dans le discours religieux, dont Alexandra Paulin-Booth montre qu’il n’est pas si éloigné que cela du débat socialiste. Tant qu’à creuser cette piste suggestive, signalons le passionnant livre récent d’Éric Fournier (Nous reviendrons! Une histoire des spectres révolutionnaires, France, XIXe siècle, 2023) qui explore, à travers la figure du spectre dans l’imaginaire des gauches, une forme d’obsession et de rémanence du passé. Prolongeant sa réflexion sur les expériences du temps dans les milieux révolutionnaires, Alexandra Paulin-Booth interroge, dans un chapitre original et stimulant, les fictions utopiques publiées par Maurice Spronck, Eugène Fournière, Daniel Halévy et Anatole France, quatre tentatives d’imaginer le futur dans un contexte de ruptures technologiques et avec un optimisme variable selon les auteurs. Le dernier chapitre s’intéresse, enfin, au point de vue syndicaliste, aux regards hésitants sur la révolution russe de 1905 et à l’aventure du Cercle Proudhon.
Celui-ci comptera bientôt plus d’historiens qu’il n’eut de participants, ce qui pose tout de même question sur le choix de resserrer une telle enquête sur les seules radicalités politiques de la scène parisienne. Si l’on admet sans peine qu’une extension à la province, aux campagnes, aux colonies, relèverait d’une toute autre démarche (qui n’en serait pas moins féconde) et d’un autre matériau documentaire, on regrettera surtout qu’aient été laissés de côté les modérés, »opportunistes« et »radicaux«. Peut-être s’expriment-ils moins explicitement et avec moins d’ampleur doctrinale, mais ils n’en incarnent pas moins une large partie de l’opinion, et leurs rapports au temps ne sont pas moins constitutifs de leurs identités originelles. Après tout, radicaux et opportunistes ne se sont-ils pas séparés, précisément, sur une opposition de méthode dans la temporalité des réformes? Et les penseurs républicains du XIXe siècle (à l’instar d’un Victor Hugo, dont le discours d’Enjolras prophétisait un XXe siècle »heureux«) n’ont-ils pas gardé une part de leur influence dans une société française de la Belle Époque qui relit sans doute davantage les »grands auteurs« qu’elle ne découvre vraiment Péguy ou Maurras, aux auditoires longtemps limités.
Cette réserve doit être comprise comme une requête: puisque Alexandre Paulin-Booth montre dans cet ouvrage subtil la fécondité d’une approche centrée sur les conceptions du temps, ne pourrait-on pas élargir la recherche, partir en quête des expériences et perceptions temporelles à diverses échelles et dans une plus large variété de milieux sociaux (et en tenant compte aussi de la variable du genre et de l’âge, dont on peut faire l’hypothèse qu’elle détermine également le rapport au temps)? On aimerait que les passionnantes questions qu’elle pose dans cet ouvrage éclairant s’appliquent à un plus large échantillon.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Arnaud-Dominique Houte, Rezension von/compte rendu de: Alexandra Paulin-Booth, Time and Radical Politics in France. From the Dreyfus Affair to the First World War, Manchester (Manchester University Press) 2023, 290 p. (Studies in Modern French and Francophone History), ISBN 978-1-5261-4964-0, GBP 85,00., in: Francia-Recensio 2024/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.105422