En partant de la recherche sociologique et historique qui s’est assez récemment consacrée au sommeil en tant que fait social, Gal Ventura étudie dans cet ouvrage la manière dont le sommeil du jeune enfant, entre la fin de l’époque des Lumières et le début du XXe siècle, a été décrit, discuté, représenté et normé, pour aboutir à une configuration dont nous sommes les héritiers et qui fait des parents – et de la mère au premier chef – les »agents du sommeil« de leur enfant. Initialement amenée à ce sujet par des sources picturales, en particulier la peinture naturaliste de la fin du XIXe siècle, Ventura a élargi son corpus non seulement à des sources iconographiques profanes (illustrations de manuels, caricatures, catalogues publicitaires), mais aussi à une masse de sources écrites (traités médicaux et manuels de puériculture), qu’elle traite avec beaucoup de finesse, faisant ainsi œuvre historienne authentique. L’ouvrage s’organise autour des trois principaux acteurs impliqués dans la genèse de ce »produit idéologique« que devient le sommeil du jeune enfant au cours du XIXe siècle: les médecins, les mères et les entrepreneurs, les pères et les nourrices revenant épisodiquement d’un chapitre à l’autre.
Dans les traités de médecine des XVIIe et XVIIIe siècles, le sommeil du jeune enfant est peu ou pas mentionné. La représentation dominante est celle d’un phénomène naturel et qui n’a pas besoin d’être dirigé, comme on le voit dans les tableaux de Greuze et Boucher figurant des enfants endormis sur place, souvent en pleine nature. Le thème du sommeil du jeune enfant ne fait son apparition qu’à partir du moment où les médecins ne s’adressent plus à leurs pairs mais aux mères elles-mêmes: la norme du sommeil nocturne est alors mise en avant, dans la mesure où elle est considérée comme la plus naturelle, tout comme le refus de l’emmaillotement, par opposition aux pratiques alors attribuées aux nourrices accusées d’emmailloter les enfants et de les faire dormir à toute heure. Certaines voix de femmes, comme celle de la sage-femme Elisabeth Lerebours se font pourtant entendre pour défendre le fait de bercer son enfant, de l’allaiter la nuit ou de partager son lit avec lui, mettant ainsi l’accent sur la relation psychologique.
Avec les premiers travaux sur l’hypnose et le somnambulisme, le sommeil se trouve au contraire dénaturalisé. En se médicalisant, le sommeil de l’enfant, jusqu’ici jugé »naturel« devient en tant que tel un désordre du sommeil. Cette évolution s’inscrit dans une modernité plus générale marquée par l’urbanisation, l’industrialisation et la recherche de l’efficacité qui sont au cœur des préoccupations du mouvement hygiéniste: implanté non dans l’hôpital, mais dans la société elle-même pour réformer les comportements individuels, ce mouvement va s’appuyer sur une discipline nouvelle, la puériculture, dans laquelle, à côté de la nutrition et de l’allaitement, le sommeil va prendre une place de plus en plus importante, aussi bien dans le texte que dans l’iconographie. De plus en plus, le bon sommeil apparaît affaire de dressage (le plus précoce possible), de discipline et de maintien des distances.
La réduction de la taille des familles bourgeoises et l’affirmation d’un modèle de séparation entre sphères publiques et privées contribuent à installer la mère dans une relation exclusive à son enfant, fondée sur une vigilance permanente. Dans les représentations aussi bien que dans la réalité, les pères s’en trouvent désormais exclus au profit d’une transmission féminine de mère à fille. Certaines femmes s’approprient cette idéologie maternaliste de maîtresse et seule responsable du foyer pour, dans un horizon émancipateur, valoriser le rôle social des femmes dans une société traversée par le projet républicain de régénération nationale. Ce maternalisme est en phase avec une représentation idéalisée de la mère incarnant soin et protection, au-delà des différences de milieu.
Si de nombreuses peintures contredisent les prescriptions médicales en mettant en scène des enfants découverts, endormis en extérieur, voire sur les genoux de leur mère, c’est en réalité qu’elles recyclent en le sécularisant un registre et un imaginaire religieux de la Vierge à l’enfant, leur succès s’expliquant par une forte demande et une marchandisation des émotions au sein d’un public éprouvant le besoin de se rassurer face à des prescriptions médicales toujours plus difficiles à suivre. La »face sombre des responsabilités bourgeoises de la femme« s’observe au contraire dans la peinture d’avant-garde, chez Morisot, Degas ou Van Gogh, qui tout en représentant de jeunes mères appliquées à suivre strictement les prescriptions médicales, expriment aussi la subjectivité féminine ambivalente de femmes »emprisonnées dans leurs devoirs et obligations sociales«, détachées, voire dépressives (la »folie puerpérale« est alors reconnue comme une maladie). Berthe Morisot, en mettant en scène de manière positive sa propre vie de mère dans de nombreux tableaux, incarne une forme de conciliation qui représente une voie d’émancipation somme toute très étroite.
Les médecins construisent et imposent des normes nouvelles en prescrivant le lieu du sommeil, l’orientation du berceau, la position de l’enfant, ses vêtements et ses jouets. Ils militent notamment pour l’abandon de l’emmaillotement au profit du »maillot moderne« (où seule la poitrine est emmaillotée) et débattent des mérites de »l’habit à l’anglaise« ou »à l’américaine«. Ils discutent de l’importance des jouets pour l’équilibre psychologique du jeune enfant comme condition de son bon sommeil. Ils élaborent enfin la norme du bon berceau, fixe, surélevé et aéré. La culture matérielle issue de ces prescriptions leur échappe pourtant largement, puisqu’elle procède de l’économie marchande avec ses effets de mode, d’assignation de genre et de stratification sociale. La consommation laisse notamment voir certaines limites du discours médical: la »voiture d’enfant« de même que le couffin, unanimement condamnés par les médecins, deviennent ainsi des objets courants dans les familles bourgeoises et petite‑bourgeoises. Les médecins acceptent cette réalité non sans faire entendre un discours défendant plutôt la simplicité. Mais, en diffusant des publicités dans leurs manuels de puériculture ou en donnant leur caution à certains produits, ils contribuent eux-mêmes à ce commerce du sommeil infantile.
L’approche historique et sociale de Gal Ventura nous fournit donc un recul utile sur les débats actuels autour du sommeil du jeune enfant. Qu’il s’agisse de »laisser pleurer« son enfant, de ritualiser son coucher, de lui donner un objet transitionnel, de lui faire partager le lit parental, voire de l’emmailloter, toutes ces options, aujourd’hui disponibles sur un marché du sommeil infantile hyper‑médicalisé, ne sont pas radicalement neuves et ont déjà été préfigurées aux XVIIIe et XIXe siècles. Ce constat n’endormira pas mieux les enfants rétifs mais pourrait rendre plus modestes nos bons docteurs en sommeil.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Michel Christian, Rezension von/compte rendu de: Gal Ventura, Hush Little Baby. The Invention of Infant Sleep in Modern France, Montreal (McGill Queen’s University Press) 2023, 352 p., 65 fig., ISBN 978-0-228-01729-5, CAD 95,00., in: Francia-Recensio 2024/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.2.105426