Coordonné par quatre spécialistes de l’histoire du judaïsme médiéval ou des études juives, l’ouvrage rend compte, partiellement, d’un colloque tenu à l’université de Münster en Westphalie, en juin 2017 qui a rassemblé une trentaine d’intervenants venus d’Europe, d’Israël et des États-Unis. Douze de ces communications sont publiées ici, réparties en deux sections. L’ouvrage est richement illustré de reproductions d’enluminures et de diagrammes manuscrits, ainsi que de photos d’objets.
Il explore la façon dont les juifs médiévaux percevaient les images qu’ils rencontraient dans leur environnement et les objets dont ils usaient, qu’ils fussent profanes ou sacrés. Ces représentations visuelles et ces objets matériels sont dits »tangibles« en ce qu’ils sont vécus d’une manière qui, au-delà du verbal et de l’intellectuel, s’aventure dans le domaine du sensuel. Les chapitres successifs analysent aussi les textes qui en discutaient dès l’époque médiévale et interrogent le rôle qu’ils ont pu jouer dans les sociétés juives d’alors, pour l’essentiel au sein du monde ashkénaze occidental (France, Angleterre, Allemagne et Italie du Nord actuelles) et, pour partie, en péninsule Ibérique. La période concernée court du XIe au XVe siècle, avec quelques extensions aux Temps modernes.
Les expériences vécues lors de la vision et/ou de la manipulation de ces images et de ces objets s’inséraient dans un double contexte: celui, proprement juif, des limitations halakhiques concernant les images, de leurs interprétations rabbiniques divergentes et des voies empruntées pour contourner ces interdits; et celui de l’englobement au sein de la société chrétienne, elle aussi emplie d’images et d’objets, souvent partagés avec les juifs dans leur création comme dans leurs modes d’utilisation. Le contact visuel et/ou tactile avec ces représentations bi- ou tri-dimensionnelles et ces objets constituait une part constante de la vie quotidienne des juifs: ils les voyaient dans les rues, sur les marchés et les ponts ou encore à l’extérieur des églises; consommateurs, ils ont dû décider s’ils achèteraient des articles ornés de telles images; hommes d’affaires, ils prenaient souvent des gages dotés de telles caractéristiques.
Les méthodes employées dans ce volume vont de l’analyse visuelle à la relecture critique de sources de genres variés et croisés (judiciaires, archivistiques, exégétiques, poétiques, visuelles …), plusieurs des contributions combinant plusieurs genres et plusieurs approches. Qu’il s’agisse d’inscriptions, d’œuvres d’art ou d’objets usuels, il convient de se demander – au-delà du questionnement traditionnel: qui les a réalisés? Quand? Pourquoi (causalité) et aussi pour quoi? (destination) – quelle fut leur réception et comment celle-ci a évolué dans le temps, dans le privé comme dans l’espace public; questionnements nouveaux que les spécialistes de l’art juif ont, jusqu’il y a peu, évités, s’étant longtemps restreints à l’étude des interactions culturelles judéo-chrétiennes sous l’angle des »influences artistiques«.
La première section de l’ouvrage, en cinq chapitres, est consacrée à la perception du visuel et du matériel dans les espaces publics culturellement partagés. Y sont discutés: une controverse intervenue dans la seconde moitié du XIIIe siècle entre les notables juifs colonais et un jeune rabbin à l’occasion de l’embellissement de la synagogue; la conscience de l’effet visuel créé par l’éclairage des synagogues, des lieux d’études et des maisons privées des classes supérieures juives de la péninsule Ibérique aux XVe et XVIe siècles; par l’examen d’un groupe d’inscriptions de donateurs, datées du XIe au XVe siècle, dans plusieurs synagogues et mikvaot de l’Ashkénazie occidentale, l’évolution des idées juives sur l’au-delà et de la culture de la commémoration des morts, une rupture intervenant après les persécutions de la première croisade; les questionnements, révélés par les jugements divergents des tossafistes des XIIe et XIIIe siècles de France du Nord et de Rhénanie à propos de la vaisselle et des ornements religieux chrétiens, lorsque ceux-ci parvenaient en mains juives; les stratégies employées par les juifs médiévaux pour affirmer leur identité distinctive par le vêtement tout en suivant simultanément la mode de leur époque.
Partout en Europe, les juifs partageaient les cultures visuelles et matérielles de leur environnement chrétien ou musulman et étaient pleinement conscients de l’impact des moyens visuels et de la façon dont ils pourraient être utilisés. C’est ce que montre, en sept chapitres, la seconde partie du volume (»Utilizing the Faculties of Visual Means«). Ainsi sont discutés: l’insertion des juifs dans les codes chevaleresques (port des armes et d’armoiries, réelles ou fictives, existence de maîtres d’armes juifs, organisation de tournois fictifs …); le potentiel et les ambigüités des images dans la représentation des instruments mathématiques, particulièrement des astrolabes, sous forme de diagrammes scientifiques, dans les manuscrits juifs médiévaux; la réalisation de dessins d’optique – malgré des erreurs dues aux traductions – dans la version hébraïque du Livre des miroirs d’Euclide, en comparaison avec les correspondants arabes et latins; la question de savoir si les artéfacts et les images auraient pu être perçus, dans les cultures juives, à partir d’une fable médiévale campant une statue qui s’adresse à son créateur et fait preuve de persuasion rhétorique pour lui expliquer ce qu’elle ressent à l’idée d’être vendue; l’étude d’une vingtaine de manuscrits enluminés de la péninsule Ibérique et du Sud de la France renfermant des figurations des vases du Temple, images très abstraites et magnifiées par l’usage de la feuille d’or, probablement dans le but d’activer l’imagination et d’aider à un »voyage mental de méditation«; la comparaison des images d’Élie dans des manuscrits produits au cours du XVe siècle au sein du rite ashkénaze avec celles de Jean-Baptiste et d’Élie dans les œuvres d’art chrétiennes contemporaines et dans l’espace public, certains éléments tirés du monde visuel chrétien englobant étant incorporés pour communiquer des significations similaires, tandis que d’autres étaient transformés en vue d’une narration contraire; l’étude, dans six mahzorim ashkénazes des XIIIe et XIVe siècles, des illustrations accompagnant une hymne (Piyyut), intitulée Adon Imnani … (»Le Seigneur m’a donné forme …«) et rédigée à la fin du Xe ou au début du XIe siècle par un rabbin mayençais, l’autrice soutenant que le poème fut réinterprété après des persécutions anti-juives, telles celles de 1096 et 1298, le visuel transmettant ces significations modifiées.
Comme le montre l’emploi des termes »perception« et »awareness« dans le titre de l’ouvrage, les contributions rassemblées ici se sont consacrées à la conscience juive des objets, des images et des signes disponibles visuellement et/ou tactilement à l’intérieur et à l’extérieur de la sphère de la communauté juive. Furent interrogés aussi le rôle que les juifs attachaient aux objets produits et utilisés par les chrétiens et le degré auquel les premiers se les appropriaient ou s’en distanciaient. Aux »tournants« matériel et linguistique pris par l’historiographie, les auteurs ont désiré ainsi ajouter un »tournant visuel« qui fait ses premiers pas dans les études juives.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Luc Fray, Rezension von/compte rendu de: Katrin Kogman-Appel, Elisheva Baumgarten, Elisabeth Hollender, Ephraim Shoham-Steiner (ed.), Perception and Awareness. Artefacts and Imageries in Medieval European Jewish Cultures, Turnhout (Brepols) 2023, 360 p., 57 b/w, 65 col. fig., 1 tab. b/w. (Medieval Identities, 11), ISBN 978-2-503-58394-5, EUR 105,00., in: Francia-Recensio 2024/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106281