Avec le prieur Philippe Gourreau de la Proustière († 1694) et le poète Jean de Santeul († 1697), entre les historiens Jean Picard († 1615) et Simon Gourdan († 1729), Jean de Thoulouse († 1659) compte parmi les principales célébrités de l’abbaye parisienne de Saint-Victor au XVIIe siècle. Né en 1590, entré à Saint-Victor en 1605, prieur de la maison mère de 1636 à 1641 et du prieuré-cure d’Athis-sur-Orge en 1627–1635 et de 1641 à 1652, Jean est surtout fameux comme l’historien inlassable de son abbaye, en l’honneur de laquelle il compose une œuvre immense: des Annales regalis abbatiae Sancti Victoris Parisiensis, brûlées et recommencées en sept volumes (Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 14368 à 14374), qui couvrent l’histoire de Saint-Victor des origines à 1612; des Antiquitates regalis abbatiae Sancti Victoris Parisiensis, qui en sont le résumé (lat. 14375 et 14376); un résumé de ce résumé en français, l’Abrégé de la fondation de l’abbaye Saint-Victor-lez-Paris, imprimé à Paris en 1640; un Mémorial du R. P. Jean de Thoulouse en deux volumes, chronique entre 1605 et 1659 de l’abbaye et des efforts de ses abbés pour la défendre contre les crises (fr. 24080–24081, édité en 2001 et 2008 par Jean-Baptiste Capit dans la Bibliotheca Victorina, 13); des Commentaria rerum pene omnium in domo nostra Victorina, recueil de pièces historiques et prosopographiques (lat. 14686, éd. A. Löffler et R. Berndt dans Corpus Victorinum. Textus historici, 4, voir notre compte rendu en ligne: https://www.sehepunkte.de/2018/03/druckfassung/30683.html); une Fidelissima narratio omnium reformationum huius domus Sancti Victoris Parisiensis, qui rapporte divers documents intéressant l’histoire de l’abbaye (fr. 20331); enfin, la Congregatio Victorina, qui fait l’objet de la présente édition (lat. 14684).

Celle-ci s’appelle, de son titre complet: Congregatio Victorina seu de spirituali iurisdictione abbatum et canonicorum regalis abbatiae Sancti Victoris Parisiensis in varias ordinis canonici Ecclesias. Comme souvent chez Jean de Thoulouse, le travail historique sur les sources anciennes est motivé par des préoccupations actuelles, à savoir le service et la défense de son abbaye. En 1622, en effet, le cardinal de La Rochefoucauld, grand aumônier de France, a reçu mission du pape Grégoire XV, sur la demande du roi Louis XIII, de réformer les ordres de saint Benoît et de saint Augustin dans le royaume, le second dans une »Congrégation de France« dont la tête n’est autre que l’abbaye de Sainte-Geneviève, dont le cardinal de La Rochefoucauld est lui-même abbé commendataire. Si certains chanoines victorins voient d’un bon œil cette intégration et les projets de réforme qui l’accompagnent, Jean de Thoulouse, nommé prieur de Saint-Victor en 1636, prend la tête de la résistance. En 1638, l’union de Saint-Victor à la Congrégation de France est décidée. Jean de Thoulouse rallie alors ses soutiens, fait appel à Rome, intente des procès dilatoires à Sainte-Geneviève et au cardinal, obtient du chancelier un arrêt cassant l’ordonnance de ce dernier. Peine perdue: en 1641 Jean de Thoulouse, jugé trop austère par certains confrères, est déposé de sa charge de prieur de Saint-Victor et renvoyé à son prieuré-cure d’Athis et à ses études, tandis que son abbaye se fait absorber dans la Congrégation de France.

C’est dans ce contexte troublé que Jean compose la Congregatio Victorina, à partir d’une riche documentation. Des deux livres dont se compose l’ouvrage, le premier sûrement et le second probablement datent de 1634. Le premier livre raconte l’histoire de la première congrégation de Saint-Victor au Moyen Âge, c’est-à-dire du premier réseau d’abbayes et prieurés qu’elle a formé autour d’elle à partir du XIIe siècle, allant jusqu’à 40 établissements sous le règne du roi Louis VIII, avant que cette congrégation première se dissolve peu à peu. Sont décrits les établissements, les chapitres généraux, le fonctionnement de la congrégation, les groupes qui la composent, quelques communautés particulières qui s’y rattachent: chanoinesses, trinitaires, Val des Écoliers. Le second livre rapporte les tentatives successives pour refonder une congrégation canoniale, d’abord autour de Windesheim, puis en 1515 autour de Saint-Victor, au temps de l’abbé Jean Bordier († 1543). Pour l’essentiel, il est constitué des actes des chapitres généraux qui se sont succédés de 1516 à 1624.

Le manuscrit unique étant en grande partie autographe, les éditeurs en procurent un texte aussi proche que possible, ce qu’ils nomment un textus historicus, signalant dans l’apparat critique les repentirs du scripteur, mais conservant les graphies et, au-delà des graphies, certaines formes de lettre. Bref, ils se gardent de toute intervention, fût-elle signalée par un procédé typographique quelconque, eût-elle pour but de faciliter l’intelligence du texte. On aboutit à ce paradoxe que la fidélité, non pas à l’auteur ou à l’œuvre, mais au codex même, rend le texte ainsi transcrit plus difficile à comprendre que dans le codex lui-même. Ainsi du membre de phrase présenté comme suit: »[…] idcirco a varijs eorum exercitationibus dicti sunt scholares habes ex sermone praecitato Guarini Abbatis eisque praefixae sunt nonnullae constitutiones, quas nos latent ratione presentis vel et alterius saeculi Originis nostrae sed vbi Parisijs Camera Magisterij coepit per gradus condonari […]«.

Comment comprendre ce »dicti sunt scholares habes« et ce »Guarini abbatis eisque«? Impossible de le deviner si l’on ne consulte pas l’apparat critique, à cet endroit: 20–21 habes… Abbatis] add. in mg. ext. cum signo, ou mieux encore le manuscrit lui-même, en ligne sur le site Gallica. En effet, la marge du fol. 94r (intérieure et non pas extérieure) porte à cet endroit la note: »habes ex sermone praecitato Guarini abbatis«, qui a été traitée comme s’il s’agissait d’une correction d’auteur, en l’occurrence une portion de phrase à insérer dans le texte. En réalité, il ne s’agit pas d’une correction d’auteur, mais d’une glose explicative. Elle n’a pas pour but de briser la continuité syntaxique et sémantique du texte, mais d’offrir au lecteur un complément d’information. C’est tout simplement une note de source.

Cela était pourtant facile à comprendre, en présence du fac-similé, à condition d’interpréter le texte, de chercher à le comprendre pour ensuite le faire comprendre au lecteur, au lieu d’appliquer imperturbablement des principes abstraits, applicables à toute portion de texte notée dans la marge, quel que soit son statut littéraire. Par fidélité mécanique à des principes erronés, les éditeurs n’ont fait aucune différence entre une note et un repentir. Ils n’interprètent pas, ils reproduisent, sans même placer entre crochets le membre de phrase ajouté. D’où ce paradoxe: le choix de ne pas intervenir produit une intervention lourde, puisque ce qui était à l’écart dans le manuscrit, et prévu pour y rester, est malencontreusement intégré dans le texte, rendant la phrase inintelligible.

Hormis ces principes d’édition contestables et les anomalies qui en découlent, publier la Congregatio Victorina est une œuvre fort utile, d’abord pour l’histoire de Saint-Victor, puisque Jean de Thoulouse avait accès à une documentation en partie perdue, ensuite sur l’histoire religieuse et politique de son temps et sur les efforts de l’infatigable chanoine pour promouvoir la cause de son abbaye et de la congrégation qu’il n’a pas réussi à sauver.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Dominique Poirel, Rezension von/compte rendu de: Rainer Berndt, Anette Löffler, Karin Ganss (Hg.), Iohannis Tolosani Congregatio Victorina, Münster (Aschendorff) 2023, 558 S. (Corpus Victorinum. Textus historici, 5), ISBN 978-3-402-10460-6, EUR 79,00., in: Francia-Recensio 2024/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106282