Ce volume est le deuxième de la nouvelle collection Alfonsine Astronomy: Studies and Sources de Brepols issue du projet ERC »ALFA: Alfonsine Astronomy« dirigé par Matthieu Husson, avec le soutien du regretté José Chabás et de Richard Kremer entre 2017 et 2022. Ce programme avait pour objet d’étude les tables alphonsines et plus généralement l’astronomie mathématique fondée sur ces mêmes tables élaborées grâce au patronage du roi Alphonse X de Castille-et-León (1252–1284). Ces dernières connurent un grand succès dans le monde latin et furent continuellement utilisées et adaptées des années 1320 jusqu’au XVIe siècle, bénéficiant également d’une editio princeps en 1483. L’histoire des tables alphonsines latines, que les éditeurs nomment »Parisian Alfonsine Tables«, abrégées »PAT«, sans pour autant les définir, est complexe. Nous renvoyons ici à la recension de C. Philipp E. Nothaft du premier volume de la série pour un rappel concis et précis de l’historiographie sur la question.1 L’hypothèse la plus probable de cette transmission fut récemment émise par Julio Samsо́ dans son important livre dédié à l’astronomie dans la péninsule Ibérique et le Maghreb.2 Celui-ci soutient la création de deux ensembles de tables, l’un fondé sur des coordonnées sidérales dont nous ne possédons que les canons en castillan, et l’autre sur des coordonnées tropiques, dont seules les tables ont été transmises à Paris, un peu avant 1320, sans les canons. Ces dernières tables dérivent de l’astronomie andalouse et ont été élaborées en vue de remplacer les tables sidérales. Il est à noter que l’origine andalouse de ces tables transmises au monde latin avait déjà été soutenue par José Chabás et Bernard Goldstein dans leur volume The Alfonsine Tables of Toledo.3
Sans que l’on connaisse le détail de la transmission de cet ensemble de tables alphonsines à Paris, c’est donc autour de l’année 1320 que plusieurs maîtres, dont Jean de Lignères faisait partie, vont employer ces tables, rédiger des canons d’utilisation et parfois en produire des variantes. Pourtant, cette période centrale s’étendant des années 1320 à 1340, durant laquelle un groupe d’astronomes chercha à mieux comprendre le fonctionnement de ces tables nouvellement transmises, n’a bénéficié que de peu d’éditions critiques en comparaison du nombre d’œuvres produites. Les tables dites »de 1322« et les canons composés par Jean de Lignères constituent l’un des premiers témoignages de la réception et de l’utilisation de ces tables alphonsines latines. Il était nécessaire qu’un tel ensemble soit enfin rendu accessible.
L’édition des tables est le premier volume d’une série de deux livres dont le dernier opus sera constitué d’une révision de l’édition critique des canons associés aux tables qui avait fait l’objet en 1987 de la thèse d’archiviste-paléographe de Marie-Madeleine Saby.4 Pour rappel, ces canons sont constitués des canons du premier mobile nommés par leur incipit »Cuiuslibet arcus propositi sinum«, et des canons planétaires, liés aux mouvements des planètes et luminaires, »Priores astrologi«. Toutefois, comme le soulignent les auteurs, bien que les canons de Jean de Lignères soient liés à certaines tables présentes dans l’ensemble de 1322, ils ne correspondent pas exactement à son contenu. Le rapprochement effectué par les auteurs dans l’introduction des canons avec certaines des tables correspondantes est tout à fait appréciable et utile, et permettra d’utiliser ce volume ainsi que la future édition des canons. Bien qu’ils soient mis en perspective dans l’œuvre de Jean de Lignères, on regrettera toutefois qu’il ne soit pas fait davantage mention du contexte d’élaboration des canons et des tables de 1322 et de leur association dans la tradition manuscrite.
L’intérêt d’éditer des tables astronomiques – et leurs canons – n’est plus à démontrer depuis l’édition magistrale de Fritz Pedersen des tables de Tolède en 2002. De même, José Chabás, tout au long de sa carrière, n’a cessé de montrer l’importance de l’étude des tables astronomiques. Cette édition des tables de 1322 s’inscrit donc dans cette lignée. Débutée par les auteurs au début du projet ERC ALFA, cette entreprise avait bénéficié d’un article dans le premier volume de la collection, Alfonsine Astronomy: The Written Record, publié en 2022, dans lequel les auteurs discutaient de la tradition manuscrite complexe de ces tables contenues dans 46 témoins et de leur méthode d’édition.5 Cette discussion est reprise en introduction du présent volume, dans la partie intitulée »3. The set of tables«. Au sein de cette partie, les cotes des 46 témoins sont citées (24–25), certains présentent le siècle de copie du manuscrit, d’autres non, sans que l’on sache pourquoi. De même, l’origine des manuscrits n’est pas non plus précisée alors qu’elle pourrait indiquer certaines voies de transmission. Toutefois, notons qu’un tableau très utile (26–27) recense les tables comprises dans chaque témoin. Les tables éditées sont au nombre de 32 au total et ne sont pas toutes contenues dans les manuscrits. Comme l’indiquent les auteurs, aucun manuscrit ne contient la totalité de ces tables, seuls trois codices présentent un ensemble presque complet de 29 tables. Mais rien n’est toutefois déduit de l’origine et de la provenance de ces trois volumes. Le fait que la plupart des manuscrits comprennent une portion de ce que l’on considère aujourd’hui être un »ensemble de tables« ou »a set of tables« aurait pu permettre aux auteurs d’émettre des hypothèses quant à la manière dont étaient utilisées ces tables par les astronomes médiévaux. De même, la question de la transmission de ces tables dans la tradition manuscrite et dans divers milieux est à peine évoquée. L’édition repose sur un manuscrit de base du XVe siècle (Bâle, Universitätsbibliothek, F.II.7) et neuf autres manuscrits dont les variantes et erreurs ont été collationnées. Lorsque le manuscrit de Bâle ne comportait pas les tables, deux autres manuscrits tout aussi tardifs (du XVe siècle) ont été utilisés. Les auteurs affirment avoir comparé le manuscrit de base avec trois autres manuscrits du XIVe siècle, dont deux sont clairement contemporains de Jean de Lignères. Toutefois, ils expliquent que ces derniers n’ont pas été retenus comme manuscrits de base car ils ne sont pas »the best copies to use for such an edition«. Un développement plus long des critères d’édition aurait permis d’éclaircir ces choix éditoriaux. Notons que les auteurs proposent une appréciable description de ces dix codices, fournissant ainsi au lecteur la possibilité d’en déduire une tradition manuscrite.
L’édition des 32 tables occupe la majeure partie du volume. Celle-ci représente un travail important pour l’historien des sciences, mais également pour toute personne confrontée à des tables astronomiques dans un manuscrit. Il est parfois difficile d’identifier ou d’analyser ces dernières, et ce volume s’avère un outil important permettant une meilleure identification des tables dans les manuscrits médiévaux. Jean de Lignères agit ici en compilateur plutôt qu’en véritable auteur, puisque les tables de 1322 sont issues des tables de Tolède et des tables alphonsines latines. Ces dernières sont calculées par Jean pour le méridien de Paris. Cependant, l’idée émise par les auteurs d’un ensemble intermédiaire entre les tables de Tolède et les tables alphonsines latines aurait mérité un développement ou du moins une justification. Ces tables sont réparties en dix catégories s’étendant de la trigonométrie et de l’astronomie sphérique aux éclipses. Elles correspondent peu ou prou aux catégories adoptées par José Chabás dans de précédentes publications. Chaque table éditée comprend une section dédiée aux différents titres par lesquels elle est désignée dans les manuscrits, une description de la table, un recalcul moderne et les variantes ou erreurs. Notons in fine que la bibliographie est limitée au strict minimum et que celle-ci aurait pu être plus étoffée.
Malgré des imprécisions et l’absence de développement de certains points historiques nécessaires à la compréhension du contexte et de la transmission de l’œuvre de Jean de Lignères, il faut saluer cette entreprise éditoriale. On ne peut que remercier les auteurs d’avoir édité et analysé ces 32 tables permettant une meilleure identification de ce matériau dans les manuscrits. On attend donc le deuxième volume qui offrira une édition critique des canons de Jean de Lignères.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Laure Miolo, Rezension von/compte rendu de: José Chabás, Marie-Madeleine Saby (ed.), The Tables of 1322 by John of Lignères. An Edition with Commentary, Turnhout (Brepols) 2022, 159 p., 4 col. fig., 32 b/w tab. (Alfonsine Astronomy, 2), ISBN 978-2-503-59610-5, EUR 65,00., in: Francia-Recensio 2024/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106285