Riche de quinze contributions, ce livre est l’édition des actes d’un colloque pluridisciplinaire tenu en Sorbonne en 2013, et confirme la fécondité des réflexions portant sur la guerre et l’écrit au Moyen Âge. Au-delà d’une grande diversité de forme (œuvres historiques, romanesques, techniques, juridiques), de contenu (récits de combats réels ou fictifs, portraits de guerriers, règles juridiques et morales) et d’usage (édification, formation, divertissement), l’objet est ici de définir ce que serait une littérature militaire médiévale en français, dont Joëlle Duclos identifie d’emblée quelques traits principaux, à savoir l’influence durable du De re militari de Végèce, la proclamation d’un idéal moral guerrier, la part et la valorisation croissantes de l’expérience militaire personnelle des auteurs. La préface de Philippe Contamine dresse un panorama des écrits véhiculant la »science des armes« pour un lectorat surtout nobiliaire: ceux de Végèce et Frontin, puis de Théodore Paléologue, Honorat Bovet, Christine de Pizan, enfin d’hommes de terrain tels Jean de Bueil, Robert de Balsac, Béraud Stuart et Philippe de Clèves, qui actualisent le discours classique sur la guerre. Ce noyau dur se renforce d’une »vaste nébuleuse« d’œuvres principalement historiographiques.

La première partie du volume, »Traduire et illustrer la guerre antique«, porte sur le processus de translation des textes et savoirs antiques. Marie-Hélène Tesnière relève, dans les choix effectués par Pierre Bersuire pour traduire les passages décrivant les rituels de déclaration de guerre et de conclusion de traités de paix dans les Décades de Tite-Live (1358), l’influence de la conception augustinienne de la guerre juste. Outi Merisalo étudie une adaptation anonyme en prose de Végèce (1380) peu diffusée, tandis qu’Elena de la Cruz Vergari ajoute à la liste des traductions en langue d’oïl de Végèce (pour Édouard Ier en 1271–1272, par Jean de Meun en 1284, par Jean de Vignay en 1320, par l’anonyme de 1380) une version copiée vers 1280 à Acre. Frédéric Duval s’intéresse aux difficultés des traducteurs pour rendre compte des realia, ici les armes d’hast romaines évoquées dans les textes antiques. L’analyse lexicologique d’un corpus d’attestations provenant des œuvres de Végèce, Frontin, Tite-Live, César et du Romuléon de Sébastien Mamerot couronne le généraliste »dard« et le »javelot«, dont l’usage presque disparu paraît gage d’ancienneté. L’enjeu est en effet de conserver à la guerre antique son caractère lointain, tout en garantissant la bonne compréhension du lecteur médiéval et donc l’utilité du texte par des simplifications, des équivalences supposées et des anachronismes. Destinés à instruire le jeune Charles VIII, les Commentaires de César traduits par Robert Gaguin ne renvoient qu’à des armes en usage au XVe siècle dont la connotation sociale (guisarme du non noble, masse d’armes du chevalier) est strictement contemporaine. Louis-Gabriel Bonicoli éclaire la conception médiévale de la guerre antique en étudiant 42 gravures ornant 6 éditions qu’Antoine Vérard donna entre 1486 et 1503 d’œuvres de César, Honorat Bovet, Christine de Pizan et Jean de Bueil. Le répertoire iconographique employé ici emprunte à des éditions antérieures (Istoire de la destruction de Troye la Grant de Jacques Millet, Histoires d’Orose, Chevalier délibéré d’Olivier de La Marche). Ce recyclage révèle l’amalgame dont dérive la littérature militaire, mêlant histoire ancienne teintée d’orientalisme, valorisation de la chevalerie et réflexion morale sur la bonne guerre.

La deuxième partie du volume, »Réception et usages de Végèce«, s’ouvre par une étude de Martin Aurell qui, partant de la prise de Montreuil-Bellay (1151) rapportée dans l’Histoire de Geoffroi, duc de Normandie et comte d’Anjou de Jean de Marmoutier, éclaire la diffusion de Végèce dans le monde Plantagenêt. Joëlle Duclos se concentre sur la lecture, plus politique que technique, que Jean de Salisbury fait de Végèce dans le livre VI du Policraticus: l’art militaire y est une composante de l’art de gouverner et la source d’inspiration d’une éthique s’exerçant tant au niveau du prince qu’à celui des combattants. Disséqué par Xavier Renedo Puig, le Tractat de les batalles que Francesc Eiximenis insère dans son œuvre encyclopédique (Crestià et Dotzè del Crestià, 1380–1387), expose différents types de combat (bataille, siège, duel). Le texte s’appuie sur des auteurs savants (Gilles de Rome et, à travers lui, Végèce) et sur les conseils pratiques d’un guerrier contemporain, peut-être Alphonse d’Aragon, comte de Ribagorce. Hélène Biu met en perspective deux grands relais médiévaux de Végèce, à savoir Honorat Bovet et Christine de Pizan, dont elle juge que le Livre des faits d’armes et de chevalerie (1410) constitue »la première véritable somme française sur la chose militaire«, une synthèse inédite des approches juridique et technique. L’écrivaine fut toutefois oubliée dans les manuscrits et dans les premières éditions du texte, écrasée par les figures auctoriales de ses prédécesseurs, Végèce, bien sûr, et Bovet, dont elle avait contribué à asseoir la réputation.

La troisième partie du volume, »L’armée et la littérature«, traite de la représentation de la guerre dans la production littéraire médiévale. Catherine Croizy-Naquet étudie l’une des premières expressions d’une littérature militaire en vernaculaire, l’Estoire de la guerre sainte, récit de la troisième croisade. Composée dans l’entourage Plantagenêt, l’œuvre expose la »grammaire militaire« attendue par le lecteur noble, relaie la propagande royale faisant de Richard Ier un rex bellicosus exemplaire et invente une poétique originale, où la fresque épique et l’éloge grandiloquent empruntés à la fiction côtoient l’anecdote vivante rapportée à la manière d’un »reportage de guerre«. Marion Bonansea rappelle que, dans la chanson de geste, faute de précision ou de vraisemblance, la guerre, qui culmine dans le récit de bataille, est affaire d’émotion plus que de technique. Pour le XVe siècle, Jean Devaux s’arrête aux Croniques d’Engleterre de Jean de Wavrin, qui fait le récit, en homme du métier, de la guerre franco-anglaise. Les connaissances tactiques, l’exaltation chevaleresque, l’émerveillement que suscitent les grandes batailles se doublent d’un réalisme sombre: la guerre est le signe manifeste d’une concorde brisée; côtoyant la souffrance et la mort, le combattant passe de l’héroïsme au doute, à une morosité lancinante ou à une soudaine épouvante. Enfin, revenant à une œuvre qui lui est chère, Michelle Szkilnik traite du Jouvencel (1460–1468) de Jean de Bueil, »authentique professionnel« de la guerre et promoteur d’une vie militaire dévouée au service du roi, de la chose publique et appuyée sur une communauté combattante solidaire.

Pourvu d’un cahier de reproductions en couleurs de miniatures et de gravures, d’une bibliographie et d’index (auteurs, œuvres, manuscrits, éditions anciennes), cet ouvrage dense dépeint par touches complémentaires une littérature militaire composite qui, malgré son attachement aux Anciens, n’en est pas moins largement renouvelée aux XIVe et XVe siècles par des écrivains-combattants diffusant une vision plus complexe, nuancée et humaine de la guerre.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Sara Fourcade, Rezension von/compte rendu de: Joëlle Ducos, Hélène Biu (dir.), Émergences d’une littérature militaire en français (XIIe–XVe siècle), Paris (Honoré Champion) 2022, 392 p., ill. (Bibliothèque du XVe siècle, 90), ISBN 978-2-7453-58202, EUR 65,00., in: Francia-Recensio 2024/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106288