Le retable de l’Annonciation d’Aix-en-Provence, aujourd’hui conservé dans l’église de la Madeleine, offre aux regards, quand il est ouvert, une Annonciation encadrée des prophètes Isaïe et Jérémie; fermé, il peint Madeleine aux pieds du Christ ressuscité dans la scène du Noli me tangere. C’est assurément une des plus belles œuvres de son temps. Aussi figure-t-il en couverture du catalogue de l’exposition de 2004 consacrée aux Primitifs français. C’est aussi une œuvre mystérieuse: il faut attendre 1904 pour qu’on la restitue à Barthélemy d’Eyck, peintre liégeois travaillant à la cour d’Aix du roi René d’Anjou; 1929, pour que les quatre panneaux qui le composent soient réunis dans la même salle; 1932, pour qu’on y reconnaisse, archives à l’appui, une œuvre exécutée en 1442–1444 pour la cathédrale Saint-Sauveur.
Le mystère ne s’arrête pas là, car l’iconographie présente bien d’autres énigmes: c’est à les résoudre que Christian Heck, un des meilleurs historiens de l’art au Moyen Âge, consacre un très beau livre, par les reproductions comme par le contenu. Un premier chapitre présente le peintre, Barthélemy d’Eyck: son milieu artistique, sa personnalité artistique, son œuvre et les travaux antérieurs sur le retable d’Aix. Le chapitre II décrit ce dernier, rapproché d’autres œuvres analogues, et commente les interprétations qu’on en a données. Le chapitre III propose une exégèse nouvelle de la chauve-souris, de la grisaille et, à travers elles, du rapport entre les deux Testaments. Le chapitre IV revient sur la chauve-souris, analyse le singe peint à la place d’un aigle (comme le révèle la réflectographie infrarouge), montre enfin la place importante faite dans le retable aux livres et à l’étude. En conclusion, l’auteur insiste sur la »capacité magistrale« du peintre à »mettre avec une cohérence inouïe son expression plastique au service d’une pensée exégétique«.
Si tous s’accordent sur sa perfection artistique, au croisement des traditions flamande et italienne, l’œuvre intrigue par une série de détails inattendus: avec un rare réalisme naturaliste, les ailes de l’ange sont en plumes de hibou des marais. Au-dessus de l’ange, une chauve-souris et un autre volatile hybride à oreilles pointues déploient leurs ailes dans les écoinçons d’un arc surbaissé. À leurs côtés, deux prophètes sculptés font écho, dans d’autres attitudes, aux deux prophètes peints en couleur vive sur les panneaux extérieurs. Les traits de ceux-ci y font reconnaître, à gauche, le roi René lui-même et, à droite, son père Louis II. Derrière l’ange, la fenêtre ouvrant sur un jardin nocturne comporte un arc trilobé dont sortent étrangement deux têtes humaines affrontées. La roue à livres de la Vierge est surmontée d’un petit singe, qu’effleurent les rayons dorés, issus de la bouche du Père, qui conduisent à Marie le Verbe s’incarnant, homoncule portant sa croix. L’édicule, dans lequel se tient l’ange, et la double nef, où la Vierge lui fait face, sont vus comme à l’entrée d’une perspective oblique, au fond de laquelle se cache plus qu’à demi le sacrement célébré dans le chœur. Entre l’ange et Marie, au-dessus des deux apôtres, l’artiste s’est plu à représenter une vingtaine de livres clos ou à demi ouverts, comme pour inciter le spectateur à lire entre les lignes ce qui passe la vue.
Tant de bizarreries ne pouvaient que piquer la curiosité. Aussi a-t-on donné du triptyque des interprétations alchimistes, ésotériques, démoniaques, ou même théologiques mais en voyant à tort rictus, grimaces et autres ricanements parmi les éléments du décor, pour mieux forcer le contraste des deux Testaments. Voilà ce qui arrive lorsqu’on cherche des »symboles« à décoder, là où il convient de chercher avant tout des »figures« bibliques dont le sens s’éclaire à la lecture des textes. Reprenant méticuleusement l’analyse des détails et de l’ensemble, Christian Heck réfute ces lectures trop dramatiques. De façon convaincante et en accord avec la meilleure tradition exégétique, des Pères au XVe siècle, il voit dans cette Annonciation la peinture d’un accomplissement de l’ancienne Alliance dans la Nouvelle. Reprenant même la suggestion d’une spécialiste d’Albert le Grand citant Aristote, il assimile la chauve-souris à une chouette et propose de l’un et l’autre animal une vision plus positive, même si en fin de compte le voisinage d’Isaïe invite à voir en elle une figure de ces idoles qui tomberont en poussière lorsque paraîtra le Seigneur (Isaïe 2, 1–18).
Pour ma part, je serais tenté de voir dans la partie gauche du panneau central une certaine ambivalence. L’ambiance y est paisible mais nocturne et rappelle l’antienne biblique, tirée de Sagesse 18, 14 et appliquée d’ordinaire à l’Incarnation: »Alors que tout gardait un silence médian et que la nuit était au milieu de sa course, ta Parole toute-puissante, Seigneur, descendit du ciel, depuis les demeures royales«. D’un côté, l’annonce à Marie accomplit les prophéties: c’est ce qu’affirme la présence d’Isaïe et Jérémie. De l’autre, l’Incarnation, qui s’accomplit au même moment, inaugure le salut par le Christ: c’est, je crois, ce que manifeste la tonalité crépusculaire et les signes ambivalents du côté gauche. Puisque a débuté la victoire sur le mal et la mort, ceux-ci sont esquissés à travers des figures traditionnellement négatives, mais empreintes ici d’une certaine sérénité. Les forces de l’ombre demeurent, mais sont comme désamorcées, anesthésiées. Les prophètes signalent gravement l’importance de l’heure: c’est un tournant dans l’histoire. Aussi l’axe de l’Annonciation – Dieu le Père, l’ange, le Verbe, la Vierge – croise-t-il un autre axe, qui se poursuit perpendiculairement et obliquement le long de la nef: c’est le temps de l’Église, qui débute avec Marie et se prolonge à travers les sacrements du peuple chrétien, représenté par quelques fidèles réunis pour la lecture de l’Évangile: un fidèle se signe le front du pouce face au célébrant devant son livre ouvert.
Les livres font justement l’unité du triptyque. Ils sont au-dessus des prophètes, qui lisent leurs propres prophéties ou les rappellent du doigt. La Vierge est peinte comme surprise au milieu de sa lecture par la visite de l’ange. Le peuple chrétien procède à la liturgie de la parole, juste avant la liturgie de l’Eucharistie. Ainsi l’acte de la lecture rassemble-t-il toute l’histoire sainte autour du mystère du Christ, de l’Incarnation à la Résurrection, représentées toutes deux par Barthélemy d’Eyck sur son triptyque ouvert et fermé. Car c’est par la lecture que le fidèle médite sur les mystères dépeints et cherche leur sens en rapport avec les prophéties de la Bible (ici Isaïe et Jérémie), qui les préfiguraient autrefois, comme en rapport avec les sacrements de l’Église (ici la liturgie de la Parole), qui les réactualisent désormais.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Dominique Poirel, Rezension von/compte rendu de: Christian Heck, Le Retable de l’Annonciation d’Aix. Récit, prophétie et accomplissement dans l’art de la fin du Moyen Âge, Dijon (Éditions Faton) 2023, 208 p., 100 ill., ISBN 978-2-87844-340-0, EUR 29,00., in: Francia-Recensio 2024/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106292