Christian Raffensperger, professeur à l’université de Wittenberg (Ohio), qui dirige ce volume est bien connu pour ses travaux sur la Russie de Kiev et l’Europe orientale. Cet ouvrage choisit délibérément d’écarter le modèle traditionnel de l’histoire de l’État centré sur le couple franco-anglais pour nous proposer un large tour d’Europe, de la Norvège au royaume latin de Jérusalem. Si l’on peut regretter telle ou telle absence (l’Arménie, la Géorgie?), le panorama est d’une richesse exceptionnelle et offre des chapitres sur des régions souvent négligées ou même ignorées. Le volume n’a pas de conclusion, mais l’éditeur souligne dans son introduction quelques thèmes communs aux différents essais, le fait que le pouvoir politique se construit sur une négociation entre les gouvernants et les élites ou que ce pouvoir est partout largement partagé, mais il ne cache pas la diversité structurelle des articles. On trouve ici aussi bien des chapitres de manuel d’histoire évènementielle ou politique que des analyses de source érudites … En l’absence de proposition problématique, nous suivrons donc le parcours proposé par les chapitres, bien qu’aucune logique évidente n’ordonne leur succession.

On part donc de l’église Santa Maria de Léon, où il s’agit de décider du sort des biens du clerc Ecta, qui est à l’agonie en cet été 1037, sans doute blessé à la bataille de Tamarón où son maître, le roi Vermudo III, a trouvé la mort. À partir de là, Simon Doubleday démêle l’écheveau des conflits de pouvoir dans le royaume de Léon-Galice vers 1037, mettant en valeur la prominence des monastères et des évêques (»Dying by the Sword. The Many Faces of Rulership in Christian Iberia a Thousand Years Ago«, 11–26). Lois Huneycutt (»The Rise of Administrative Queenship in the Anglo-Norman Realm?«, 27–40) choisit quant à elle d’examiner le cas des reines anglo-normandes: elles n’ont pas de rôle attitré, mais beaucoup plus important, elles peuvent à tout moment se substituer au roi absent, quand le pouvoir royal doit être assumé par une présence physique, ce qui arrive souvent dans ce vaste empire. Voici ensuite la Khazarie d’Alex Mesibov Feldman (»Khazaria. The Exception Which Proves the Rules«, 41–58), qui procède à un examen détaillé des sources avant de suggérer que les khans de la dynastie Göktürk Ashina, centrés sur la basse Volga, choisirent au IXe siècle le judaïsme pour échapper à la tutelle de leurs puissants voisins chrétiens (l’empire Byzantin) ou musulmans (le califat de Bagdad): mais si le judaïsme semble s’être bien implanté dans les villes de Crimée et de la péninsule de Taman, où des communautés juives préexistaient, les khans ne réussirent pas à l’imposer au reste de leurs sujets paysans ou nomades, et la perte du contrôle des routes d’exportation de l’argent de l’Afghanistan au profit des Bulgares de la Volga scella leur destin. Emir Filipović entreprend de décrire comment est gouvernée la Bosnie, (»Nobility, Loyalty and Dynasty in Medieval Bosnia«, 59–72), une région qui, depuis l’arrivée des Slaves au VIIe siècle, s’autonomise en adoptant un catholicisme marqué par un rituel slavon hérité de la mission de Cyrille et Méthode et une forte influence du monachisme orthodoxe. Un prince exerce son pouvoir à la fin du XIIe siècle, déjà en conflit avec des magnats, mais le premier à se proclamer roi est Tvrtko en 1377: la dynastie Kotromanić règne jusqu’à la défaite et la décapitation de Stjepan Tomašević par les Ottomans en 1463. Ce »royaume« est composite, fait d’unités territoriales distinctes, mais l’existence d’une assemblée représentative où la noblesse se confronte au souverain lui confère un semblant d’unité. La puissance de la noblesse repose sur le »patrimoine noble«, une sorte de propriété familiale collective, et sur l’accaparement des terres d’église consécutif au départ de l’évêque de Bosnie, suffragant de Raguse dans la hiérarchie hongroise, et son remplacement par des évêchés plus ou moins indépendants (d’où d’ailleurs la propagation d’hérésies). Le gouvernement repose sur un système où le »service loyal« des nobles est contrebalancé par l’»engagement de fidélité« des souverains, une sorte de contrat qui devient vite héréditaire quels que soient ses avatars, système assez instable, en dépit du fait qu’aucune des puissantes maisons nobles ne semble avoir été tentée par une sécession.

De là nous passons à la voisine Hongrie, où Katalin Szende scrute les relations entre les rois et les villes (»›Self-governance at the King’s Command‹. Towns and Their Sovereign in Medieval Hungary«, 73–91). Résidences temporaires d’une monarchie itinérante ou sièges épiscopaux, les premières villes hongroises sont bientôt rejointes par des villes créées par des comtes ou des seigneurs locaux, voire nées de marchés. Ces villes restent modestes et leur développement est plutôt tardif par rapport au reste de l’Europe, mais un aspect intéressant est le rôle des chartes royales qui en favorisant l’autogestion des villes conduit les élites urbaines à développer l’administration par l’écrit et confère à l’écriture pragmatique et aux pratiques scripturaires une importance singulière. Les villes sont en revanche presqu’absentes (deux phrases dans le dernier paragraphe du texte) de la gouvernance de la Pologne telle que la décrit Paul Knoll (»The Governance of Medieval Poland«, 92–106) qui offre un résumé chronologique du gouvernement de la Pologne pratiquement réduite aux rapports de la royauté aux élites nobiliaires du milieu du Xe siècle à la fin du Moyen Âge, jusqu’à ce que le fameux décret Nihil novi confère en 1505 un droit de veto à la chambre des députés (c’est-à-dire aux représentants de la noblesse). Les deux chapitres suivants nous entraînent de l’Europe centrale à la Méditerranée orientale. Nathan Leidholm (»Governing the Byzantine Empire. Politics and Administration, ca. 850–1204«, 107–125) analyse les structures administratives qui, au-delà des révolutions de palais et des dépositions impériales spectaculaires, assurent la stabilité et la continuité du fonctionnement de l’Empire à partir de plusieurs exemples: le premier est l’analyse de la pratique judiciaire de deux magistrats, le drongaire Eustathios Rhomaios (vers 1030–1050) et l’archevêque d’Ohrid Demetrios Chomatenos (vers 1200–1236). Le deuxième est l’analyse du cas d’Antioche, de son retour dans l’Empire en 969 à sa perte définitive en 1084, et le troisième celle du gouvernement d’Anne Dalassène, la mère d’Alexis Comnène qui lui confiait le pouvoir quand il partait en campagne. Erin Jordan (»Governing the Latin East. Jerusalem from 1099 to 1174«, 126–141) montre à quel point la coopération entre le souverain et les nobles joue un rôle fondamental dans le gouvernement du royaume latin.

De façon un peu surprenante, Kirsi Salonen nous donne ensuite un excellent chapitre de manuel sur l’administration de la papauté (»How Popes Governed Christendom?«, 143–158) dont le style tranche avec le reste du volume et notamment avec les contributions sur la Norvège et l’Italie qui choisissent la technique de la case study. Hans Jacob Orning (»The Governance of High Medieval Norway c. 1100–1350«, 159–175) scrute la relation qu’entretient le roi avec les nobles à trois époques différentes, 1100, 1200 et 1300, montrant qu’en fin de compte les souverains avaient toujours besoin des nobles comme intermédiaires entre eux et leurs sujets. Dans sa présentation de la Russie de Kiev (»Kyivan Rus. A Complicated Kingdom«, 176–190), Christian Raffensperger donne une analyse précise des trois seules sources qui permettent d’approcher le fonctionnement interne du royaume, la Chronique des temps passés (ou Chronique de Nestor), la Chronique de Novgorod, et la collection de lois, la Russkaia Pravda. Il montre que la confrontation de ces trois sources est absolument indispensable pour espérer y voir clair, et que même si tous les princes portent le même titre de kniaz, le roi de Kiev est véritablement un roi qui exerce une autorité supérieure, ne serait-ce qu’en tant que paterfamilias des Vladimirovitch. Comme le chapitre sur les papes, celui, tout aussi clair, que Jonathan R. Lyon consacre aux princes et au roi en Allemagne (»The Princes and the King in Medieval Germany«, 191–207) nous ramène au style du manuel, tandis que celui qu’Edward Schoolman consacre à l’Italie (»How Early Medieval Italy was Ruled. Land and Power«, 208‑222) opte à nouveau pour les case studies en prenant pour guide le rapport entre la terre et le pouvoir: quelques pastilles consacrées à Rome, Naples et Lucques, une présentation succincte du cartulaire et de la chronique de Farfa, et pour terminer une analyse du placitum qui résume les conclusions du procès qui a opposé devant Othon Ier à Ravenne en 967 l’archevêque de Ravenne Pierre de Bologne à deux nobles, contraints de quitter la ville et de replier sur leurs terres de l’Apennin (les ancêtres des comtes Guidi). Dernière étape, la Bulgarie (»Rulership and Governance of Medieval Bulgaria. Seventh-Fifteenth Centuries«, 223–238), dont Kiril Petkov déroule l’histoire politique et événementielle, montrant comment n’ayant plus de ressources à distribuer, »emprisonné dans la matrice byzantine du non-développement«, l’état bulgare a dépéri et est finalement mort sous les coups des Ottomans.

On ne peut que regretter l’absence de conclusion: en dépit de la qualité scientifique de l’ensemble, la valeur du livre se résume de ce fait à celle de ses différents chapitres. Le volume est surtout, me semble-t-il, utile, voire indispensable, pour les chapitres consacrés à des espaces moins connus et pour lesquels les abondantes notes et les bibliographies s’avèreront particulièrement précieuses. La présentation empirique de cas de figures très éloignés du »modèle franco-anglais«, si tant est qu’il existe, n’en remet pas en cause la dynamique.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-Philippe Genet, Rezension von/compte rendu de: Christian Raffensperger (ed.), How Medieval Europe was Ruled, Abingdon (Taylor & Francis) 2023, XVI–242 p., ISBN 978-1-03-210016-6, GBP 35,99., in: Francia-Recensio 2024/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106304