En 2006, dans la Continuatio Mediaevalis du Corpus Christianorum, Jeff Rider publiait une édition critique, qui jusque-là faisait défaut, des Vies latines du comte de Flandre Charles le Bon (1119–1127) et de l’évêque de Thérouanne Jean de Warneton (1099–1130), deux œuvres écrites très peu de temps après leur mort par Gautier, archidiacre de ce diocèse († 1132). Dix-sept ans plus tard, il en propose désormais la traduction en anglais, dans la collection Corpus Christianorum in Translation, qui a pour vocation de rendre accessibles les textes patristiques et médiévaux, grecs et latins, aux lecteurs ne maîtrisant pas, ou imparfaitement, ces langues.
Le pari est réussi, et le texte proposé se lit aisément, tout en respectant autant que possible l’original latin. Jeff Rider explique avoir opté pour une solution de compromis entre ce que les théoriciens appellent la traduction »orientée vers la source« et la traduction »orientée vers la cible«. Autrement dit, il a essayé de préserver le style et le registre des textes originaux, tout en veillant à les rendre compréhensibles pour des lecteurs peu familiers des tournures latines. Le dilemme était d’autant plus cruel pour la poésie, dont l’auteur assume de ne pas avoir rendu toutes les qualités stylistiques, préférant clarifier le sens au détriment d’une fidélité excessive à la source. Cette visée pédagogique se traduit également par le choix de consacrer des notes explicatives à des termes techniques ou des notions propres au Moyen Âge, clairement destinées à un public étudiant. On peut toutefois se demander si cette louable intention ne trouve pas rapidement ses limites, certains termes étant explicités (par exemple, canon, p. 28, n. 56) et d’autres non (archdeacon, Truce of God …).
Une autre caractéristique de l’ouvrage est l’adjonction de sept appendices, constitués de textes ou d’extraits de textes indisponibles en traduction anglaise et relatifs à Charles le Bon, son meurtre, ses conséquences politiques et son impact littéraire, ainsi qu’à Jean de Warneton. Certains avaient déjà fait l’objet d’une édition critique en annexe de l’ouvrage de 2006, comme les quatre poèmes sur la mort de Charles le Bon, probablement rédigés peu après l’événement (appendice 2), et le texte de l’enquête sur l’assassinat du comte, datable du printemps 1127, connu dans une version française tardive (appendice 3). D’autres leur ont été ici ajoutés, comme la Généalogie des comtes de Flandre donnée par Lambert de Saint-Omer dans son Liber floridus (vers 1111‑1121) et sa continuation dans la plus ancienne copie connue de cette encyclopédie, datant de la seconde moitié du XIIe siècle (appendice 1); des extraits de la Translatio sancti Jonati in Villa Saliacensi, probablement écrite par Galbert, moine de l’abbaye de Marchiennes, à la fin de l’année 1127 (appendice 4); des passages du second livre des Gesta abbatum Sithiensium, du moine de Saint‑Bertin Simon, datant d’entre 1137 et 1148 (appendice 5); des extraits des Miracula sanctae Rictrudis d’André de Marchiennes, de 1164–1166 (appendice 6); la fin de la troisième Généalogie des comtes de Flandre, dite Flandria generosa, composée à l’abbaye de Saint-Bertin entre 1165 et 1168 (appendice 7). Les traductions de ces textes, tous brièvement présentés, s’appuient soit sur des éditions antérieures, soit, pour les appendices 1 et 7, sur une édition très attendue que prépare l’auteur sous le titre The Earliest Genealogies and Histories of the Counts of Flanders. Leur rassemblement, sous forme de dossier, dans l’ordre chronologique de leur datation supposée jette une lumière neuve sur la diffusion d’une information aussi retentissante que celle de l’assassinat du comte de Flandre Charles le Bon, ses modalités (notamment le rôle joué par l’oralité), ses transformations et ses adaptations dans le temps et l’espace.
Pour contextualiser l’ensemble, l’auteur a repris et parfois mis à jour l’introduction qu’il avait publiée en 2006 (à l’exception de la présentation de la transmission textuelle des œuvres). Elle se divise en trois parties consacrées respectivement à Charles le Bon, Jean de Warneton et Gautier de Thérouanne. S’il est compréhensible que la troisième soit la plus courte, étant donné le peu d’information disponible sur Gautier, la grande disproportion entre les biographies du comte de Flandre (31 pages) et de l’évêque de Thérouanne (5 pages) est plus surprenante. Certes, l’auteur est un spécialiste reconnu de Charles le Bon, mais la recherche historique, qu’il connaît pourtant bien et cite dans la bibliographie, a considérablement enrichi notre connaissance de la vie et de l’œuvre de Jean de Warneton, notamment depuis 2006. L’occasion était idéale pour en fournir ici une synthèse, qui fait toujours défaut …
Même sur Gautier, quelques éléments biographiques auraient pu être précisés. L’auteur suppose qu’il devint archidiacre de Thérouanne en 1116, après avoir rappelé que, dans la Vita qu’il consacre à Jean de Warneton, Gautier précise que c’est à la mort de son prédécesseur, Arnould, que l’évêque l’appela à cette fonction. Or on connaît mieux désormais la vie de cet Arnould, qui cumulait les charges d’archidiacre de Thérouanne et de prévôt de Saint-Omer (alors que Jeff Rider en fait, p. 265, deux individus distincts; voir notamment l’article de Brigitte Meijns, qui figure pourtant dans la bibliographie, »Opposition to Clerical Continence and the Gregorian Celibacy Legislation in the Diocese of Thérouanne: Tractatus Pro Clericorum Conubio [c. 1077–1078]«, dans: Sacris erudiri 47 [2008], à la p. 282). Et, grâce au témoignage du Liber floridus, on peut dater très précisément son décès du samedi 9 juin 1117. C’est donc après cette date que Gautier fut nommé archidiacre.
Plus accessibles que jamais, le œuvres de Gautier de Thérouanne vont très certainement appeler encore d’autres précisions, voire des éclairages nouveaux, sur l’histoire politique et ecclésiastique du comté de Flandre au XIIe siècle – et, souhaitons-le, susciter chez les étudiants de nouvelles vocations.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Charles Bédague, Rezension von/compte rendu de: Jeff Rider (ed.), Walter, Archdeacon of Thérouanne. The Life of Count Charles of Flanders, The Life of Lord John, Bishop of Thérouanne, and Related Works, Turnhout (Brepols) 2023, 276 p. (Corpus Christianorum in Translation, 44), ISBN 978-2-503-60507-4, EUR 55,00., in: Francia-Recensio 2024/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106305