Cet ouvrage, de très belle facture, se présente en vérité comme un diptyque, composé d’une édition en facsimilé valant beau livre et d’une partie scientifique, les deux volets étant étroitement articulés. Ce parti pris d’édition est comme une forme-sens. En effet, aucun autre texte impérial de cette nature n’a fait l’objet d’une telle entreprise enluminée au Moyen Âge et même ensuite, soin qui en retour reflète, accompagne et augmente la portée institutionnelle et constitutionnelle des célèbres 31 articles proclamés en 1356, dans un premier temps à la diète de Nuremberg puis à celle de Metz, et scellés de la bulle impériale de Charles IV (1316–1378) qui a donné son nom à ce que les deux auteurs appellent à raison »la première loi fondamentale du Saint-Empire«. Publier et commenter une si précieuse version de la Bulle revient donc à reconnaître que, au Moyen Âge en tout cas, le champ politique et ses dispositions constitutionnelles sont inséparables d’une représentation, d’une idéologie, d’une propagande, d’une visualisation, d’un rituel du texte et de l’image, qui confèrent au pouvoir souverain qui tout ensemble l’exerce et en trace les cadres une aura symbolique et sacrée. En outre, la Bulle de 1356 a aussi cela d’exceptionnel qu’elle restera le seul dispositif de cette ampleur et de cette portée, au cœur même de la fabrique du pouvoir royal et impérial, et ne cessera d’agir qu’en 1806, avec la disparition du römisch-deutsches Reich. Comme indiqué, la deuxième partie de l’ouvrage reproduit avec un soin remarquable et dans un grand format l’exemplaire enluminé commandé par Wenceslas IV (Codex Vindobonensis 338 de la Bibliothèque nationale d’Autriche à Vienne), le fils et successeur malheureux de Charles IV. La confection de ce manuscrit précieux intervient en 1400, au moment de la déposition par quatre princes‑électeurs de ce roi des Romains et roi de Bohême qui n’avait pas pu aller chercher une couronne impériale dont l’apposition était devenue compliquée, entre autres raisons, depuis l’éclatement du schisme pontifical en 1378. C’est bien pourquoi cette partie de la reproduction en facsimilé du manuscrit est précédée d’une étude sur les raisons du choix des grandes enluminures qui ponctuent le manuscrit et dont la distribution, d’une part, montre de nouveau combien la copie au Moyen Âge n’est jamais un simple double mais chaque fois une réinvention du texte, et révèle de l’autre une stratégie visant à souligner des éléments importants du diplôme bullé précisément au moment où, selon Wenceslas, les électeurs le destituent non seulement au mépris des règles fixées en 1356 mais surtout sans pouvoir s’appuyer sur aucun de ses articles, tant il est vrai que le texte parle toujours des moyens de faire un roi par l’élection, mais pas de lui ôter sa couronne. Wenceslas IV, en dictant la production de ce précieux exemplaire quelque 50 ans après la proclamation du texte, érigé donc à la fois en matrice référentielle, en objet de mémoire et en outil de mise en scène, manifestait également son goût pour les livres et l’écrit, tentant de renvoyer l’image d’un roi sage et lettré à l’encontre de la réputation d’ivrogne et de paresseux propagée par tous les chroniqueurs du temps: sa bibliothèque était déjà réputée et il disposait aussi d’ateliers d’enlumineurs et de copistes parmi les plus habiles. Quoi qu’il en soit, cette reproduction permet de livrer, dans le texte et par l’image, au lecteur et au chercheur l’un des textes fondateurs non seulement de l’histoire du Saint‑Empire mais aussi d’une histoire européenne des diverses formes constitutionnelles imaginées sur le temps long des empires, des royaumes et des principautés. En cela, cette édition vient donc avantageusement compléter et remplacer le seul autre facsimilé publié en 2000 de ce manuscrit de 1400, seulement en petit format, avec des commentaires d’Armin Wolf, mais sans transcription ni traduction. Celle-ci figure bien en revanche dans le présent volume, en regard du texte latin de la Bulle, précédée d’une description des 87 initiales et enluminures réparties sur les 70 folios de cette copie.
Le premier volet de l’ouvrage quant à lui place l’édition sous le toit d’une analyse historique croisant à la fois des réflexions sur le sens d’un texte placé au cœur d’un nouvel équilibre entre Empire, royauté, empereur et princes-électeurs; sur les raisons qui ont conduit Charles IV à le proclamer à ce moment-là et sous cette forme; et sur l’évolution de son application au-delà de la déposition royale de Wenceslas. Cette étude s’ouvre par une introduction générale très suggestive désignant l’acte constitutionnel comme une »utopie«, non pas que les constitutions d’hier ou d’aujourd’hui ne connaissent pas d’application pratique ou de fonctionnement concret, mais parce qu’elles supposent et représentent toujours à la fois un compromis, un reflet de l’état de la société, la production d’un nouvel ordre normatif et une projection dans un avenir érigé en horizon d’attente. C’est bien en tout cas ainsi que s’interprète aujourd’hui à nouveaux frais la Bulle de 1356, qui prend acte de l’éloignement du pôle impérial (à la fois comme espace et comme idée) de la sphère pontificale, qui institue un compromis et un dialogue entre le roi élu et les princes qui l’élisent et deviennent ainsi solidaires et responsables de leur choix, qui se veut aussi acte de réforme en inscrivant dans le texte la combinaison possible et inventive entre l’électif et le dynastique et se donne également comme une réponse à l’instabilité introduite à date régulière par le jeu des élections, contre-élections, doubles élections royales qui s’étaient multipliées depuis la fin des Staufen en 1250 et tendaient à devenir une sorte de moyen détourné et pervers de régulation à chaque changement dynastique ou lors de chaque succession. Une contre-élection s’était déjà ainsi produite par trois fois au cours de ce que l’on appelle encore communément l’Interrègne entre 1250 et 1273, de nouveau en 1314 quand Louis IV de Bavière et Frédéric le Beau entrèrent en concurrence, tandis que l’auteur même de la Bulle, Charles IV, fut désigné contre Louis IV de Bavière en 1346. C’est bien ce problème crucial qu’entendaient régler les 31 articles de 1356, en agissant concomitamment sur les deux clés qui déterminaient le processus de désignation élective de la royauté des Romains porteuse du titre impérial: la papauté d’un côté (une dimension en quelque sorte réglée par le silence que la Bulle entretient à son endroit), le collège des princes-électeurs de l’autre (véritable sujet de la Bulle qui les érige en colonnes et candélabres de tout l’édifice impérial). C’est dire si cette partie analytique du volume prend bien la mesure et le sens du texte de 1356: non pas un arrangement pratique et vivable de circonstance finalement sanctifié par la durée, mais une réflexion de fond sur le possible et l’impossible, sur le souhaitable et le non souhaitable dans un Empire plus recentré sur sa partie germanique, plus continental et oriental, reposant sur le socle déjà solide des grandes principautés territoriales stabilisées au XIIIe siècle, augmenté de surcroît par un royaume de Bohême qu’il fallait arrimer, un ensemble au sein duquel les sphères relevant de l’Empire et de l’empereur ne coïncident plus totalement mais s’ajustent en permanence. Les développements apportés au cœur de la démonstration sur les discussions et tractations engagées entre janvier et décembre 1356 pour aboutir à une formulation finale et acceptée constituent une valeur ajoutée remarquable de cette étude: ils soulignent en effet, plus que la tradition historiographique n’avait bien voulu le reconnaître, le degré de théorisation politique, la mobilisation calculée de concepts théologiques et juridiques de haut niveau, bref un croisement entre une conceptualisation, une formalisation et une ritualisation poussées à un degré finalement bien plus élevé que ne le plaçait une analyse qui avait communément plutôt penché pour une forme de bricolage, d’attente, de compromis, d’arrangement constitutionnel à bas bruit. Au contraire, la lecture très suggestive ici proposée redonne toute sa dimension à une ambition, une exigence, une durabilité du dispositif que finalement confirmèrent sa mise en œuvre et son respect dans les siècles suivants, y compris dans des traductions de portée étatique que l’on ne saurait sous-estimer sur le temps long.
Bref, une édition réussie et tout simplement chatoyante, accompagnée d’une remise en contexte de la Bulle grâce à la prise en compte d’un profond renouvellement des études historiques, et notamment médiévistiques, sur le politique.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pierre Monnet, Rezension von/compte rendu de: Eva Schlotheuber, Maria Theisen, Die Goldene Bulle von 1356. Das erste Grundgesetz des römisch-deutschen Reichs, Darmstadt (Wissenschaftliche Buchgesellschaft) 2023, 432 S., ca. 300 Abb., ISBN 978-3-534-27642-4, EUR 49,95., in: Francia-Recensio 2024/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106306