Voici un livre bienvenu, issu de la collaboration entre historiens occidentaux, en majorité italiens, et historiens slaves, qui se sont pendant trop longtemps ignorés. Les premiers, en raison des difficultés linguistiques, négligeaient généralement la documentation préservée dans les dépôts d’archives des rives orientales de l’Adriatique, les autres, longtemps empreints d’une idéologie imposée par le régime politique de leur pays, considéraient l’histoire médiévale du »Golfe«, sous l’angle exclusif de la domination coloniale de Venise. Depuis une trentaine d’années, les échanges entre les uns et les autres se sont multipliés, de sorte que l’on peut aujourd’hui envisager une histoire globale de l’Adriatique, fondée sur des sources objectivement étudiées.

Dans une courte préface, Judith Herrin rappelle le contraste entre les deux côtes de l’Adriatique: à l’ouest, de longues plages ensablées et peu de ports aptes à recevoir des navires d’un certain tonnage; à l’est, une côte très découpée, parsemée d’îles et possédant de nombreux ports en eau profonde. Pendant plusieurs siècles, Ravenne a servi de lien entre Constantinople et l’Occident, avant que Venise n’impose son hégémonie et fasse de l’Adriatique son »Golfe«. Dans une longue introduction, l’éditrice du volume souligne les différentes phases de l’histoire adriatique: unité byzantine jusqu’au règne de Justinien, fragmentation entre le VIe et le XIe siècle, puis expansion progressive de Venise sur les rivages de la mer. Elle résume ensuite l’apport des différents contributeurs au volume.

Richard Hodges, à partir des fouilles qu’il a menées à Butrinto (Albanie), s’oppose à la thèse bien connue d’Horden et de Purcell qui soulignaient la continuité urbaine et l’unité culturelle du monde méditerranéen. L’histoire de Butrinto, au contraire, met en évidence trois phases: prospérité et croissance urbaine au VIe siècle, déclin de 650 à 950, renouveau à partir de la fin du Xe siècle. Prenant aussi exemple sur cette même ville, Joanita Vroom s’interroge sur ce que la poterie peut dire sur les liens entre l’Adriatique et la Méditerranée orientale; elle remarque l’expansion des importations de céramiques d’Orient entre les débuts de Byzance et le XIe siècle, puis un arrêt quasi total après 1204, moment où Butrinto se tourne vers l’Occident.

Étudiant les échanges et le pouvoir dans l’Adriatique aux VIIe et VIIIe siècles, Francesco Borri montre la continuité des communications, mais l’affaiblissement progressif de l’autorité impériale byzantine, qui se limite au sud italien. La cause en serait l’incapacité de l’Empire à punir les communautés locales qui refusent le paiement de l’impôt et acquièrent ainsi leur autonomie. Dénonçant les nombreux mythes portant sur les origines de Venise, Stefano Gasparri retrace les relations entre le duché de Venise, le royaume lombard et les territoires byzantins en Italie. Selon lui, l’essor de Venise au IXe siècle vient de ses liens commerciaux avec le royaume lombard, bien que le duché (élection du premier doge vers 740) reste dans la sphère d’influence politique de Byzance. Élargissant l’étude à l’ensemble de la lagune, Sauro Gelichi montre l’établissement sur des lagons ou sur les estuaires de rivières de nouveaux groupes humains qui, par leurs relations commerciales entre l’Istrie et Ravenne, deviennent des cités à partir du Xe siècle.

Passant sur la rive orientale de l’Adriatique, Trpimir Vedriš s’intéresse à la province de Zadar, devenue après 812 un thème administré par un duc et qui préserve les offices militaires de l’Antiquité tardive, tout en intégrant l’élite croate dans la société urbaine dès le Xe siècle. L’évêque Donatus est célèbre pour avoir apporté de Constantinople les reliques de sainte Anastasie, pour lesquelles il aurait fait construire la rotonde de la Sainte-Trinité. Thomas Brown nous ramène à Ravenne, capitale de l’exarchat jusqu’en 751. Après cette date, ses archevêques ont maintenu une puissante principauté épiscopale et préservé la société et la culture romano-byzantine, particulièrement dans l’art, l’architecture et la vie religieuse. La prospérité de la ville vient de ses relations commerciales, marquées par l’importation de produits d’Orient et par l’exportation de sel, de produits agricoles, de vin et d’huile. Ravenne ne passe sous contrôle vénitien qu’en 1440.

Jean-Marie Martin présente l’histoire de la Pouille byzantine. Après la conquête de Bari par Byzance en 876, la Pouille est rattachée au thème de Longobardie qui comprend aussi la Basilicate et coexiste avec les principautés lombardes de Bénévent, Salerne et Capoue. L’Empire crée en 969 ou 970 le catépanat d’Italie, construit des ports (Monopoli, Malfetta), de nouvelles cités comme Troia et Melfi, pour constituer une ligne fortifiée entre le territoire byzantin et la principauté lombarde de Bénévent. Latins ou grecs, tous les évêques de ces cités sont soumis à l’autorité impériale. À travers l’étude de la sigillographie locale, Pagona Papadopoulou montre l’ampleur des relations entre les deux rives de l’Adriatique et entre celles-ci et le territoire impérial. Quant à Magdalena Skoblar, elle effectue la recension des icônes byzantines présentes dans les villes adriatiques avant 1204: Trani, Bari, Otrante, Tremiti, Foggia, Ravenne et Zadar en possèdent, qui sont majoritairement des icônes mariales.

L’essor de l’Adriatique au temps des croisades est le thème choisi par Peter Frankopan pour son article. En fait, l’auteur reprend l’histoire de la mer depuis le IXe siècle pour montrer les relations complexes entre Venise et Byzance qui, par le chrysobulle de 1082, établissent les bases de l’essor vénitien. Le »Golfe« devient rapidement le grenier de Venise qui s’efforce d’établir contre la Hongrie son contrôle sur la côte orientale de l’Adriatique. Michael Angold s’intéresse à un thème voisin, le destin de Venise au XIIe siècle. La ville établit des colonies dans plusieurs grandes villes de l’empire byzantin, mais ses relations avec Manuel 1er Comnène se dégradent (1171, arrestation des Vénitiens à Constantinople) et il faut deux traités (1187 puis 1198) pour régulariser le statut légal des Vénitiens dans l’Empire. Avec Guillaume Saint-Guillain, on passe à la période postérieure à 1204. La »Partitio Romanie« a donné à Venise des régions bordières de l’Adriatique et en 1206‑1207 Corfou, Coron et Modon sont occupés, mais une grande part des rives de l’Adriatique sont encore à conquérir. Christopher Wright montre, quant à lui, la part prise par les flottes vénitiennes dans les croisades, qui assurent à la ville des doges des gains matériels, quartiers urbains et privilèges commerciaux. Aux XIVe et XVe siècles, elles participent pleinement aux ligues navales chrétiennes contre les Turcs.

Passant au XVe siècle, Oliver Jens Schmitt réfute le mythe de la colonisation vénitienne en Dalmatie et Albanie, en montrant que Venise assure son contrôle par la négociation et la communication, en maintenant aussi un équilibre entre patriciens et non-patriciens locaux, sans imposer une italianisation culturelle. La peur des Ottomans rapproche Dalmatie et Albanie de Venise et renforce leur loyauté envers la »Serenissima«. Élisabeth Crouzet-Pavan, quant à elle, montre le cosmopolitisme de Venise, l’importance au XVe siècle de l’immigration dalmate et albanaise qui, par l’organisation des confraternités, réussit peu à peu à s’intégrer. Enfin, dans sa conclusion, Chris Wickham explique comment Venise a réussi à dominer l’Adriatique par une hégémonie politico-économique et non par un gouvernement direct, tandis que sur toutes les côtes de la mer, les communautés locales restent reliées par des relations économiques qui ne privilégient aucune partie de l’Adriatique.

Plus ou moins neuves, ces communications pourraient permettre l’écriture d’une nouvelle synthèse sur l’histoire de l’Adriatique au Moyen Âge, qui viendrait enrichir celle qu’a dirigée Pierre Cabanes il y a près de vingt-cinq ans.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Michel Balard, Rezension von/compte rendu de: Magdalena Skoblar (ed.), Byzantium, Venice and the Medieval Adriatic. Spheres of Maritime Power and Influence, c. 700–1453, Cambridge (Cambridge University Press) 2023 [2021], 424 p., 56 col fig. (British School at Athens Studies in Greek Antiquity), ISBN 978-1-108-81464-5, USD 36,99., in: Francia-Recensio 2024/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106307