Professeur à l’université Wilfrid-Laurier (Waterloo, Canada) et spécialiste éminente de Mme de Sévigné, Nathalie Freidel livre ici une remarquable étude sur un grand nombre d’épistolières méconnues dont l’œuvre précède, prépare ou entoure la correspondance sévignéenne. Pour les désigner collectivement, elle emploie le terme familier d’»écriveuse«, que le Dictionnaire Littré définit en effet par l’activité épistolaire: »celle qui écrit beaucoup de lettres, qui aime à en écrire«. Le mot est bien attesté dès le XVIIe siècle: ainsi, comme le signale Freidel (19; 180), Mme de Maure rappelle en 1661 sa »réputation d’estre une écriveuse«. La grande majorité des »écriveuses« ne sont pas des écrivaines et ne visent pas à faire œuvre littéraire; mais c’est par le moyen de la lettre que maintes femmes (surtout celles appartenant aux élites) accèdent à l’écriture, facilitant ainsi la naissance et reconnaissance d’une véritable littérature d’autrices.

Le livre est organisé en deux grandes parties. »Et pourtant, elles écrivent« (21–115) fait le tour des difficultés, contraintes et préjugés que doivent affronter et surmonter les épistolières du XVIIe siècle, alors que »Femmes en réseaux« (117–263) présente plusieurs études de cas mettant en lumière les multiples dynamiques familiales et sociales qui animent les correspondances menées par des femmes. À la fois érudit et engagé, l’ouvrage abonde en détails historiques et exemples textuels sans jamais perdre de vue l’argument global, qui est cohérent et convaincant. Encadrés par d’utiles transitions et résumés, les différents chapitres sont bien liés entre eux mais peuvent aussi se lire indépendamment les uns des autres.

Sans énumérer tous les noms et sujets abordés dans cette étude fort riche, signalons quelques-unes de ses grandes lignes. Après avoir rappelé les normes pédagogiques et culturelles qui restreignaient largement l’écriture des femmes, Freidel consacre le chapitre central de sa première partie à »la main des épistolières«, c’est-à-dire leurs usages manuscrits concrets, illustrés par une dizaine de reproductions de lettres autographes et des transcriptions diplomatiques. À partir de cet échantillon, certes limité mais précieux, sont traités non seulement la question de l’orthographe des épistolières (traditionnel sujet de moqueries) mais aussi des aspects rarement examinés, comme la mise en page, la pratique citationnelle, ou encore les variantes de signatures.

Sur le plan théorique et éditorial, ni les critiques masculins (comme Balzac ou Chapelain) ni les »recueils pseudo-féminins« de la première moitié du siècle n’avaient pour but de libérer et légitimer l’écriture des femmes. Selon Freidel, le mérite en revient plutôt à Madeleine de Scudéry, qui a défini une nouvelle »manière d’écrire des lettres« qui révisant à sa façon les règles érigées par les manuels et invitant ses contemporaines à s’approprier le genre épistolaire.

Ce qui me frappe dans la deuxième (et majeure) partie du livre, c’est l’accent mis, d’une part, sur la dimension collective de l’entreprise épistolaire, et d’autre part, sur le rôle de la lettre comme outil stratégique mobilisé pour des intérêts variés et dans des registres divers. On rencontre ainsi d’emblée la figure impressionnante de Louise de Coligny, matriarche appartenant à la haute noblesse protestante qui écrit pour assurer aussi bien la cohésion de son clan dispersé que la transmission de son savoir aux générations futures, dont la quatrième se retrouve voisine de Sévigné en Bretagne. Puis c’est Mme de Sablé, »femme influente« au cœur d’un »réseau multipolaire« où il s’agit moins de relations familiales que de sociabilités d’élite, à la fois mondaines et religieuses: ses lettres montrent son caractère fédérateur et conciliateur mais sont aussi le produit d’un véritable travail d’écriture. Deux correspondantes de Sablé, les abbesses Éléonore de Rohan et Gabrielle de Rochechouart (sœur de Mme de Montespan), illustrent également la circulation stratégique des lettres entre couvents, salons et cour royale. Enfin sont présentés quelques »satellites sévignéens« (notamment Mme d’Huxelles, gazetière prolifique, et Mme de Villars, épouse de l’ambassadeur français à Madrid) qui démontrent la dynamique de groupe à laquelle participe la correspondance de la célèbre marquise elle-même, loin de se cantonner dans un duo mère–fille et l’expression »naturelle« de son amour maternel.

Une dernière section revient sur le rôle ambigu joué par des correspondants masculins, comme Ménage auprès de Lafayette ou Bussy auprès de Mme de Scudéry (la veuve de Georges): les épistolières qui osent »écrire avec les hommes« se trouvent aux prises avec les normes dominantes et ouvrent la voie à ce »nouveau mode de relations entre les sexes« (252) que Jürgen Siess a repéré dans les correspondances féminines des Lumières.

Tout au long de l’ouvrage, Nathalie Freidel se montre attentive aux conditions de transmission et de conservation des lettres étudiées, dont la plupart nous sont parvenues grâce aux archives familiales (comme le chartrier de Thouars pour la maison de La Trémoïlle) ou à quelques grands collectionneurs de manuscrits (notamment Conrart, Valant et Gaignières). Pour une partie du corpus, elle pouvait se servir d’éditions ou anthologies récentes, procurées par Jane Couchman, Susan Broomhall ou encore Jean-Luc Tulot. Mais pour plusieurs autres correspondances importantes, elle doit recourir aux travaux du XIXe siècle, dont elle déplore à maintes reprises les biais et déficiences: »le legs des épistolières n’a bénéficié ni des égards ni de la rigueur scientifique éditoriale qu’il méritait« (265). Rédigé pour l’essentiel pendant les années Covid (voir la note de l’»Avertissement«), le livre de Freidel ne pouvait pas s’appuyer sur de grandes fouilles ou vérifications personnelles dans les bibliothèques et archives et était obligé de faire avec les sources à sa disposition. Étant donné ce contexte difficile, »Le Temps des écriveuses« est un exploit qui devrait stimuler bien d’autres recherches – individuelles et collectives – sur les épistolières (et épistoliers) du Grand Siècle, aboutissant avec le temps à des éditions et études nouvelles.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Volker Schröder, Rezension von/compte rendu de: Nathalie Freidel, Le Temps des »écriveuses«. L’œuvre pionnière des épistolières au XVIIe siècle, Paris (Classiques Garnier) 2022, 290 p. (Masculin/féminin dans l’Europe moderne, 35), ISBN 978-2-406-12823-6, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2024/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106514