Cet ouvrage collectif analyse l’impact de la Réforme sur l’historiographie européenne de la première modernité jusqu’au XVIIIe siècle. L’ensemble composé d’articles en langue anglaise et allemande (dont nous sélectionnons ici quelques exemples) s’inscrit dans un contexte de collaboration avec la Gotha Research Library, à l’origine de la création récente d’un catalogue dédié à la collection de l’historien et bibliothécaire allemand Ernst Salomon Cyprian. D’une grande cohérence dans son approche didactique et thématique, ce volume interroge en quatre parties les positions, les ambitions et les méthodes des acteurs de l’histoire réformée au moment de la prise en charge de leur narration à partir de différents points d’ancrage confessionnel. La première partie de l’ouvrage »Emerging Narratives« est de notre point de vue la plus passionnante car elle parvient à distinguer les figures singulières, généralement peu commentées par la recherche, ayant participé au récit de la Réforme au XVIe siècle. En proposant une symétrie entre le parcours de l’auteur catholique et anti-luthérien Johannes Cochläus et le projet supposé objectif et documentaire d’une histoire de la Réforme de Johannes Sleidanus, Kenneth G. Appold se penche sur les méthodes de controverse (notamment la polémique), les effets produits par l’usage des sources primaires ainsi que l’interprétation des évènements historiques (guerre des Paysans allemands) dont l’historien catholique se sert comme d’un socle idéologique et littéraire pour dénoncer la personnalité, les actions et les écrits de Luther. L’étude de Martin Rothkegel se concentre quant à elle sur les missions alternatives du récit et présente les travaux de compilation et les spécificités de la production manuscrite des œuvres historiographiques réalisés par les membres de la communauté anabaptiste huttérite, persécutés à la fois par les catholiques et les protestants tout au long du XVIe siècle. En retraçant la destinée de cette minorité à l’identité confessionnelle mouvante, nous découvrons en détail l’existence et les conditions périlleuses de la mise en œuvre d’une historiographie construite depuis le champ des victims, qui n’hésite pas à briser les mythes et à confondre les héros de la Réforme traditionnellement célébrés. La deuxième partie »Cultivating Protestant Perspectives« marque un premier déplacement attendu vers le XVIIe et le début du XVIIIe siècle et participe à une réflexion sur la lecture nouvelle des textes qui dans certains cas provoque une désunion voire une confrontation avec les concepts de la foi réformée hérités de l’historiographie du XVIe siècle. Le choix de Bruce Gordon d’étudier l’évolution de la réception de la Réforme à travers l’exemple de la Bible réformée suisse comblera les attentes des chercheurs dédiés aux problématiques de réception et de traduction. En soulignant l’importance de l’action de revalorisation des principes historiques et théologiques de la Réforme au XVIIIe siècle et le maintien de la commémoration d’évènements clefs comme l’arrivée de Zwingli à Zurich, son étude pose aussi la question essentielle des traductions successives des textes en langue vernaculaire ainsi que des nombreuses révisions produites, notamment sur les préfaces, qui ont conduit à différentes interprétations et à de profondes divisions entre les églises suisses au XVIIe siècle. On pense notamment ici aux recherches de Paul Chavy et à son article »La Bible en langues vernaculaires« publié dans le troisième tome de l’ouvrage Histoire comparée des Littératures de langues européennes. L’époque de la Renaissance, sous la direction d’Eva Kushner (2011), qui explore également cette problématique depuis différents territoires. Si d’autres formes de clivage sont étudiées par Aza Goudriaan cette fois-ci autour de la notion de »historical theology«, le travail autour de l’historiographie réformée européenne du XVIIe suppose en grande partie d’être capable de repérer à l’intérieur des écrits la composante narrative d’une histoire nationale (ici le mythe gothique dans l’historiographie suédoise est traité par Steffie Schmidt dans son article) et celle relative à la tradition luthérienne. Que l’on se penche sur l’interdépendance ou la distinction, ces points de recherche et de méthode seront très utiles pour ceux qui, comme nous, cherchent par exemple dans l’historiographie protestante française moins tardive, la trace d’une influence luthérienne. La troisième partie »Historiographic Contentions« s’inscrit dans une forme de continuité et permet de couvrir plus en détail la réalité des conséquences politiques et littéraires produites par la nouvelle interprétation du contenu du récit réformé. En étudiant le cas de l’historien Louis Maimbourg sous le règne de Louis XIV, Andreea Badea démontre comment le discours de »criminalisation de la Réforme« (191) se transforme progressivement en un outil de propagande anti-protestante cherchant à opposer les valeurs d’unicité de l’église catholique sous l’autorité du roi à la pluralité des croyances et des vérités que le camp réformé est accusé de supporter. La grande qualité de cet ouvrage est le renforcement contextuel d’un article à l’autre, permettant une lecture fluide et pratique des arguments tout en approfondissant la thématique du clivage confessionnel. On le remarque lorsque Sascha Salatowsky évoque l’unicité historiographique et parle d’une forme de continuité ou de statisme pour les catholiques depuis l’histoire du salut, contrairement aux protestants pour qui la considération de l’histoire de l’église, segmentée dès l’origine, conduit à un processus de révision et d’intermittence entre passé et présent. Le livre se termine sur la section »Changing Approaches« qui interroge la réception de l’historiographie protestante au début des Lumières. Là où Wolf-Friedrich Schäufele examine la vitalité du sens du »récit des témoins de la vérité évangélique« qui renforce l’atténuation des différences entre luthériens et réformés, Daniel Gehrt analyse pour sa part les nécessités du nouveau sens moral accordé à la Réforme ainsi que les arguments défendus dans les écrits de l’historien luthérien Ernst Salomon Cyprian en réaction à l’ouvrage History of Heretics de Gottfried Arnold. Si ce volume impressionne par sa clarté et la pertinence de sa construction, il est surtout louable de proposer en si peu de pages une investigation qui réussit à soutenir les complexités, les nuances et les ruptures qui caractérisent l’évolution du champ de l’histoire européenne de la Réforme. La décision de se pencher sur les problématiques de l’identité confessionnelle au-delà de l’historiographie du XVIe siècle, ainsi que l’examen d’auteurs et d’ouvrages parfois pensés dans une perspective comparative, permettront certainement aux chercheurs se consacrant à ce domaine de trouver dans cet ouvrage des points de discussion et d’association utiles pour leurs propres travaux.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Inès Saugné, Rezension von/compte rendu de: Daniel Gehrt, Markus Matthias, Sascha Salatowsky (ed.), Reforming Church History. The Impact of the Reformation on Early Modern European Historiography, Stuttgart (Franz Steiner Verlag) 2023, 317 p., 6 fig. (Gothaer Forschungen zur Frühen Neuzeit, 22), ISBN 978-3-515-13424-8, EUR 64,00., in: Francia-Recensio 2024/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106515