Dirigé par Oury Goldmann et Geoffrey Phelippot, tous deux chercheurs à l’EHESS, cet ouvrage, issu d’un colloque qui s’est tenu à Aubervilliers en 2021, rassemble dix communications centrées sur les rapports entre production de savoirs et situations conflictuelles. Il s’agit de contribuer à une histoire des savoirs, sensible à leur inscription sociale, projet qui est largement rempli dans l’ensemble des articles. Les contributions considérées abordent une grande variété de thématiques et de types, tant de conflits que de savoirs, ce qui est à la fois l’intérêt principal de ce livre, mais aussi sans doute sa faiblesse: on aurait pu espérer une réflexion plus poussée et unifiée sur ce qui était entendu par le concept de conflictualité. Ce défaut ne nuit cependant pas à l’intérêt global du volume.

L’ouvrage est organisé en trois grandes parties: les controverses savantes et nouveautés scientifiques en contexte social et politique, l’inscription civique et urbaine des conflits savants et la fabrique des savoirs en contexte militaire. Dans ces parties, les conflits abordés sont à la fois des conflits internes aux sciences et savoirs considérés, et l’inscription et l’usage des sciences dans des conflits plus larges, notamment guerriers. Il s’agit ainsi de comprendre l’inscription des sciences dans les logiques de domination plus globales.

La première partie de l’ouvrage consacré aux controverses scientifiques comporte trois chapitres. Christine Orobitg interroge la manière dont le contexte colonial dans l’Amérique espagnole influence et reconfigure les savoirs médicaux. Elle étudie en détails la manière dont Juan de Cardénas, médecin de la vice-royauté de Nouvelle-Espagne, réinterprète les tempéraments attribués aux criollos et aux Indiens dans ce territoire par la médecine de tradition galénique et les adapte aux conditions de domination, afin de justifier le rôle politique des criollos. Marina Sanchez Daza étudie les conflits causés par la diffusion de la médecine chimique d’inspiration paracelsienne à la fin du XVIIe siècle. Retraçant en particulier une controverse autour de la Carta de Cabriada, elle montre l’usage d’arguments médicaux et politiques au sein de ces discussions, qu’il s’agisse de l’appel à la protection du pouvoir royal par les partisans de la médecine chimique pour en défendre la légitimité ou de l’association de cette dernière à l’hérésie par ses opposants pour en limiter la diffusion. Caroline Erhardt retrace un débat ayant eu lieu à Paris en 1834 à l’Académie des sciences au sujet de l’usage de méthodes géométriques ou analytiques pour étudier la rotation des corps. Erhardt y montre la manière dont les deux principaux acteurs de cette discussion, par ailleurs engagés dans un conflit de personnes de longue durée, utilisent leur place institutionnelle et la publication des débats dans la presse pour défendre leur position dans un contexte où la vérification des résultats en séance publique est rendue de plus en plus ardue par la spécialisation des savoirs mathématiques.

La deuxième partie de l’ouvrage, consacrée à l’inscription civique et urbaine des conflits savants comporte également trois chapitres. Nicolas Vidoni étudie les savoirs relatifs aux pratiques du maintien de l’ordre à la fin du XVIIIe siècle au travers de la figure de l’administrateur Flandio de la Combe à Montpellier. Cela lui permet de retracer à la fois un consensus sur la nécessité de policer la ville à rebours d’une image d’un XVIIIe siècle à l’urbanité calme, mais aussi des conflits de compétence entre État central et acteurs locaux sur les méthodes policières – et acteurs (locaux ou non) – à employer à cet effet. Il montre la manière dont se constituent des savoirs spécifiques, notamment cartographiques, exemplifiés par la carrière de Flandio de la Combe. Karl Zimmer relate une émeute lors d’un congrès scientifique au Mans en 1839. Il montre notamment la manière dont les participants à la conférence, qui décident de maintenir l’évènement, discutent de l’émeute, et la présentent comme le résultat de l’ignorance des paysans, en contradiction avec les connaissances scientifiques. Karl Zimmer propose ensuite une courte mais intéressante analyse des justifications paysannes de l’émeute en lien avec la notion d’économie morale.1 Margot Elmer retrace et remet en contexte la fondation de l’Université nouvelle de Bruxelles en 1894, liée à l’annulation de conférences prévues à l’Université libre par le géographe Élisée Reclus. Elle la replace dans les conflits entre sciences sociales naissantes et courants spiritualistes préexistants à l’Université libre tout en montrant la dimension politique de ces débats. Elle démontre aussi que ceux-ci ne peuvent être réduits à leur contenu, mais impliquent »diverses dynamiques personnelles d’égo, de déficit de légitimité scientifique et de recherche d’opportunité professionnelle« (163).

La troisième et dernière partie de l’ouvrage, consacrée à la fabrique des savoirs en contexte militaire comporte quatre chapitres. Valentin Grandclaude et Nicolas Handfield démontrent que la réémergence du genre du traité militaire dans les années 1610 en France n’est pas liée à une réception des œuvres de Maurice de Nassau – qui est plus utilisé comme argument d’autorité que réellement reçu – mais bien plus à un contexte de sortie de guerre permettant à ce type d’ouvrages de retrouver pour leurs auteurs, leur utilité sociale. Olivier Maris-Roy et Michel Thévenin étudient deux projets de formation d’ingénieurs militaires et d’officier d’artillerie à Québec et la Nouvelle-Orléans à la veille et aux débuts de la guerre de Sept Ans, les remettant dans le contexte de mobilités de personnels et de diffusion de savoirs à la fois transatlantiques et intracoloniales. Thomas Ramonda étudie la médecine militaire des guerres napoléoniennes sous le prisme de la militarisation de la médecine et de la médicalisation de la guerre.2 Il montre ainsi la manière dont se développent et diffusent des savoirs spécifiques à la chirurgie d’urgence d’une part, et la manière dont le contexte d’urgence sanitaire suite à des évacuations de blessés et malades depuis l’Espagne en 1808–1809 conduit l’état-major à reconnaître la compétence des médecins en ce qui concerne la localisation de garnisons de blessés et malades. Enfin, Frédéric Soulu étudie la place des savoirs météorologiques dans la conquête de l’Algérie à partir de 1830, montrant l’usage de ces données dans le cadre militaire, mais aussi la manière dont le conflit algérien mène à la constitution d’un réseau météorologique d’État en 1852.

Malgré quelques incohérences typographiques, cet ouvrage propose ainsi un fructueux panorama de la recherche actuelle sur les rapports entre sciences et conflictualité, proposant un nouveau regard en inscrivant ce dernier dans une histoire sociale des savoirs, sensible aux rapports de domination.

1 E. P. Thompson, The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century, dans: Past & Present 50 (1971), 76–136.
2 Roger Cooter, Mark Harrison et Steve Sturdy (dir.), Medicine and Modern Warfare, Amsterdam 1999.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Nebiha Guiga, Rezension von/compte rendu de: Oury Goldmann, Geoffrey Phelippot (dir.), La guerre des savoirs. Faire la science en situation de conflit en Europe et dans ses colonies (XVIe–XIXe siècles), Paris (Les Presses de l’École des Mines de Paris) 2023, 266 p. (Histoire, sciences techniques et société), ISBN 978-2-38542-420-6, EUR 35,00., in: Francia-Recensio 2024/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106516