Matthieu Lett se saisit dans cet ouvrage, issu de sa thèse soutenue en 2019, d’un objet architectural déjà bien connu, mais qui n’avait jamais eu les honneurs d’une monographie à l’échelle européenne. L’auteur s’assigne de réfléchir à ce qui fait l’escalier »d’honneur« (appellation du début du XIXe siècle), autrement dit aux spécificités de cet espace indispensable de l’espace palatial, en mettant en tension plusieurs traditions historiographiques fécondes des cours princières: l’histoire de l’art et l’approche par les formes d’une part, une approche historique tournée vers une lecture symboliste et nourrie de la Residenzenforschung. L’auteur s’appuie, il faut le signaler, sur des sources très diverses, y compris un très large corpus de correspondances (certaines inédites) qui permettent de cerner les »stratégies« des différents acteurs en présence.
Pour se faire, M. Lett propose d’appréhender cet espace de la résidence princière dans la globalité de ses enjeux en articulant problématiques fonctionnelles (conception et distribution) et esthétiques et symboliques (apparat). Son projet se hisse au rang des »princes« qui lui parait le critère politique et social le plus pertinent, car il revêt à la fois une cohérence à l’échelle européenne et permet l’association de statuts et de rangs différents qui permettent d’envisager à la fois de possibles répercussions d’une large échelle des rangs sur les formes et la variété des contextes de production.< L’auteur opte de ce fait pour une période de maturité des cours européennes, qui s’étale de l’élaboration d’un Versailles louis-quatorzien, largement assimilé comme un modèle, aux dernières grandes réalisations palatiales du siècle des Lumières.
Le propos s’articule en quatre parties qui entreprennent de décliner successivement ces différents enjeux. La première partie replace l’escalier dans l’espace palatial en examinant la diversité des distributions et la manière dont cet espace stratégique s’insère dans les circulations cérémonielles comme quotidiennes. Du fait de sa disposition singulière qui articule des niveaux différents et des espaces de circulations multiples, l’escalier revêt une théâtralité réelle qui apparaît comme un »lieu clé« du cérémonial, tant du point de vue du décorum que des interactions que le protocole l’y assigne. On y lit en particulier de belles pages sur la tension qui se dessine entre espace d’apparat et accessibilité, le prestige des lieux semblant de fait renforcé par sa fermeture en dehors des grandes heures de la monarchie.
La deuxième partie réfléchit sur les enjeux de la magnificence princière en articulant les questions économiques et formelles. Construire un escalier s’avère d’autant plus coûteux qu’il nécessite des matériaux de prix et qu’il reste sujet aux inflexions du cérémonial qui peut commander de substantielles modifications, à l’image des escaliers du palais royal de Madrid qui déménagent à plusieurs reprises, occasionnant à chaque fois destructions/reconstructions dispendieuses. Les avis ne sont du reste pas tranchés sur le degré de magnificence et les artifices dont il faut user pour exprimer la gloire du prince. M. Lett nous livre ici un panorama fascinant des solutions décoratives imaginées par les architectes et les scénographes pour faire de cet espace utilitaire, le lieu de toutes les gloires dynastiques.
La troisième partie change d’échelle en optant pour l’observation des réalisations de trois dynasties de rang différents qui permettent d’analyser finement les stratégies d’acteurs dans des contextes particuliers: les Wittelsbach, les Schönborn et les Bourbons d’Espagne. Les configurations familiales de ces trois exemples permettent à M. Lett de réfléchir sur les traditions dynastiques, les influences exercées par ces traditions ou des modèles extérieurs (en lien avec les contextes géopolitiques) et les dynamiques de continuité/rupture lors de l’installation de cours nouvelles. L’auteur reconstitue ainsi les nombreuses circulations qui s’élaborent entre Munich, le Palatinat et Cologne, entre les différentes principautés épiscopales phagocytées par les Schönborn, leurs territoires propres et la cour de Vienne en arrière-fond, ou encore dans l’Europe méditerranéenne des Bourbons d’Espagne (en lien avec Versailles). La confrontation de ces trois dynasties permet aussi à l’auteur de questionner les effets de rang et la mise en tension avec une légitimation politique toujours plus affirmée par la pierre.
La dernière partie s’attèle à replacer ces cas dans le contexte plus global des circulations des hommes et des projets, mais aussi des développements théoriques qui catégorisent les types d’escaliers en »manières«, même si la pratique tend à les hybrider (cas de Schleissheim). Ces circulations s’avèrent toutefois souvent complexes, jouant de façon différenciée sur les arts et les supports. De fait, la production théorique sur l’escalier montre les difficultés à théoriser cet espace complexe. Ces circulations sont soutenues par une forte politique de production gravée à la fois de vues destinées à un large public, souvent préalables à la réalisation qui soutient la politique de prestige du prince (exemples de Caserte et de Versailles), et des plans en direction des architectes. Les académies, en particulier de Paris et de Rome, et les agences d’architectes jouent un rôle de diffusion et de mise en contact plus ou moins formel entre commanditaires et architectes (R. de Cotte, B. Neumann …).
L’ouvrage met donc en lumière une grande diversité des situations, dans le temps et dans l’espace des cours européennes de la seconde modernité. L’auteur y décèle des influences, des »modèles familiaux«, en particulier dans le Saint-Empire, sans en édulcorer les cas limites, à commencer par la cour de Vienne qui brille moins par ses escaliers (mais les projets pharaoniques de Neumann paraissent peu abordés) que certains palais aristocratiques ou monastères. Ce corpus apparait toutefois, au final, difficilement réductible à une quelconque »culture architecturale et cérémonielle de l’escalier«, qui tend parfois à affaiblir une démonstration qui convoque des analyses un peu poussées, par exemple sur le caractère programmatique des escaliers Schönborn ou Wittelsbach que contredit toutefois partiellement la diversité des réalisations. Signalons enfin les annexes et la riche illustration d’un volume de belle qualité formelle qui apporte un indispensable nouvel éclairage sur cet espace si singulier des résidences princières européennes.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Éric Hassler, Rezension von/compte rendu de: Matthieu Lett, Les escaliers d’honneur dans l’Europe des cours (1670–1760). Architecture et décor d’une pièce d’apparat, Genève (Librairie Droz) 2023, 480 p. (Ars Longa, 10), ISBN 978-2-600-06381-4, DOI 10.47421/droz63814, EUR 42,00., in: Francia-Recensio 2024/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106525