L’ouvrage intitulé Les femmes aussi vont au théâtre. Les spectatrices dans l’Europe de la première modernité de Véronique Lochert se compose de cinq grands chapitres, dont les titres disent clairement l’objet: la réalité des pratiques du public féminin, le rôle des figures féminines dans le paratexte théâtral, celui des spectatrices dans les polémiques théâtrales, les personnages de spectatrices et enfin, l’étude de témoignages d’amatrices de théâtre. Le livre s’intéresse à un large empan chronologique, du début du XVIe siècle à la fin du XVIIe siècle, et porte sur quatre aires culturelles: la France, l’Espagne, l’Angleterre et les territoires italiens, avec un remarquable souci d’équilibre et des citations en langue originale – toujours traduites en notes – qui contribuent à révéler la polyvalence pointue de l’autrice. L’ouvrage s’ouvre sur une solide introduction, se referme sur une conclusion dense et suggestive, préparée, à la fin de chaque chapitre, par des conclusions partielles servant efficacement la clarté du propos. Il comporte, par ailleurs, une large bibliographie, divisée entre des sources classées par pays et des études critiques, ainsi qu’un index des noms d’auteurs anciens.
Véronique Lochert, dans son introduction, commence par constater le rôle croissant des femmes au théâtre dans la première modernité et dresse un état de la question, tout en soulignant l’intérêt qu’elle suscite actuellement. Dans la société européenne de la période traitée, dont les valeurs de civilité et de courtoisie semblent révéler une forme de féminisation, le genre est en construction; le théâtre, lieu intermédiaire entre sphères publique et privée, constitue un riche objet d’étude en ce qui concerne la fabrication des stéréotypes mais aussi leur remise en question.
Dans le premier chapitre, l’autrice se penche sur la présence des spectatrices au théâtre, miroir de la société et donc de la place qu’y occupent les femmes. L’autrice souligne l’importance quantitative du public féminin, qui, malgré une dominante aristocratique, laisse une bonne part à la diversité sociale. En outre, le théâtre remet en cause les délimitations sociales qui contraignent les femmes: bien que l’ordre de la salle reflète l’ordre d’une société où chacun doit occuper une place déterminée, attribuer un espace aux femmes revient à reconnaître leur rôle. Par ailleurs, la mobilité même des spectatrices, en dépit de la séparation imposée entre les sexes en Espagne, par exemple, révèle une forme de liberté. Véronique Lochert réfléchit aussi au fait que le public féminin soit souvent un simple objet du regard masculin, en nuançant son propos, notamment par une réflexion sur le masque et les accessoires de mode qui visent tout à la fois à cacher, à voir et à se montrer.
Dans son deuxième chapitre, Véronique Lochert constate la fécondité théorique de la spectatrice dans les paratextes théâtraux. L’adresse aux femmes vise à capter la bienveillance des spectatrices tout en établissant une connivence avec le public masculin; elle prépare aussi le regard à passer de la salle à la scène, établissant un lien entre la pièce et la spectatrice: la pièce courtise son public comme l’amant courtise la dame, ce qui donne lieu à une féminisation du public selon une modélisation amoureuse. L’autrice souligne ensuite la diversité des dédicataires féminines et le développement du théâtre comme genre à lire. En outre, s’adressant à un public mixte, uni dans le plaisir du spectacle, le théâtre reconnaît aux dames un rôle important dans sa réception. S’il fait une part aux clichés misogynes, il peut aussi inviter à leur dépassement, et présente l’image d’un public féminin moderne, accordant une place importante à l’émotion; le théâtre acte ainsi, de façon plus générale, un décentrement de l’autorité en matière de goût: les doctes ne sont plus les seuls à pouvoir apprécier une œuvre. Enfin, dans ce chapitre très dense, Véronique Lochert présente une réflexion sur la richesse métaphorique du paratexte, constatant une esthétisation de la relation entre les sexes et une érotisation de la réception théâtrale, ce qui revient à reconnaître au théâtre une influence dans la vie réelle de son public, et à son public, un rôle clé dans la création théâtrale.
Dans le troisième chapitre, l’autrice s’intéresse aux spectatrices dans la polémique théâtrale, puisque celles-ci servent souvent à mesurer les effets, néfastes ou bénéfiques, du spectacle dans la vie réelle de son public: leur faiblesse supposée sert les adversaires du théâtre. En outre, par la diversité des rôles possibles, le théâtre, déconstruit le genre et menace l’ordre social. Le plaisir et l’oisiveté qu’il offre à son public représente une menace d’efféminement qui guette la société entière. La présence des spectatrices rend l’obscénité possible, puisqu’elle ne serait, sans elles, que simple crudité. Pourtant, cette obscénité, en devenant plus raffinée au cours du XVIIe siècle, suscite la participation active du public féminin, qui abandonne sa condition de simple victime de la violence masculine. Véronique Lochert souligne donc également le fait que la spectatrice, par la force de ses émotions et de son imagination, peut aussi révéler la liberté du public dans l’interprétation morale des actions représentées; les héroïnes, notamment, sont susceptibles de toucher les spectatrices, que l’émotion peut transformer en véritables actrices sur la scène de leur vie.
Dans son quatrième chapitre, l’autrice s’intéresse à la dimension métathéâtrale du public féminin. Que les spectatrices, au sein des œuvres, fassent irruption sur scène, comme en Espagne, qu’elles révèlent l’émotion provoquée par le spectacle théâtral, comme en Angleterre, ou que, comme en France, dans l’espace mixte des salons, elles se présentent comme des arbitres du goût qui, sans s’approprier une autonomie critique réservée aux hommes, enlèvent aux doctes le monopole du jugement, elles partent à la conquête de nouveaux territoires, au théâtre, hors d’un espace social borné par des frontières genrées de plus en plus marquées.
Le cinquième chapitre du livre est consacré aux paroles de quatre spectatrices, parmi les rares qui ont laissé un témoignage de leur fréquentation et de leurs lectures théâtrales. Véronique Lochert s’intéresse d’abord à la naissance de la modernité, avec Isabelle d’Este, mécène, amatrice de textes et de spectacles, dont le plaisir repose en grande partie sur la notion de divertissement. Puis elle passe au XVIIe siècle, avec Margaret Cavendish, qui, tout en fréquentant les théâtres, écrit sans se faire représenter et préfère la lecture au spectacle, deux tendances qui préservent l’imagination, et donc la liberté. L’autrice présente également une autre Anglaise, Elisabeth Pepys, qui partage avec son époux le goût du théâtre tout en conservant une autonomie de jugement. Enfin, Véronique Lochert convoque la figure de Madame de Sévigné, dont le jugement se forge grâce à l’échange mondain et devient un facteur de distinction sociale. Ce chapitre suscite une curiosité que des documents annexes auraient pu contribuer à satisfaire; il n’en reste pas moins que des extraits des témoignages de ces quatre femmes modernes sont reproduits dans l’étude de Véronique Lochert.
Dans son intéressante conclusion, celle-ci souligne une idée clé de son ouvrage, celle du théâtre comme lieu intermédiaire entre espace privé et public, où les contraintes sociales sont suspendues, où les spectatrices peuvent découvrir une grande multiplicité dans la représentation du féminin, où elles sont invitées à sortir, à désirer, à réfléchir. Les spectatrices sont donc »les amatrices avisées d’un divertissement qui nourrit leur expérience et leur fait plaisir«. Elles font partie d’un public mixte, imprévisible, et moderne, dont ce livre ce livre dense et complet, doté d’analyses minutieuses, contribue à éclairer la naissance.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Morgane Kappès-Le Moing, Rezension von/compte rendu de: Véronique Lochert, Les femmes aussi vont au théâtre. Les spectatrices dans l’Europe de la première modernité, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2023, 376 p. (Le Spectaculaire – Arts de la scène), ISBN 978-2-7535-8686-4, EUR 30,00., in: Francia-Recensio 2024/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106526