Le titre de l’étude de Christian Booß (coordonnateur de projets dans le service recherche des archives de la Stasi) et de Sebastian Richter (directeur de l’antenne des archives de la Stasi de Francfort-sur-l’Oder) reprend une citation du chef de gouvernement de la RDA, Otto Grotewohl, qualifiant la politique du régime en matière de justice de »kristallhart gegenüber allen Feinden« (»inflexible et brutale face à tous les ennemis [de notre peuple]«). Les deux co-auteurs, Booß et Richter, se partagent pour moitié la rédaction de cet ouvrage qui traite du pouvoir décisionnaire du parquet par rapport à celui de la Stasi dans les procès politiques. Ils viennent d’ailleurs de présenter leurs résultats aux archives de la Stasi.
Le caractère sensationnaliste des révélations sur la Stasi en général et même sur le petit groupe d’avocats qui défendait les accusés fonctionne comme un aimant auprès des lecteurs (tout comme les publications sur Hilde Benjamin, juge tristement célèbre pour ses condamnations d’opposants politiques, en place de 1953 à 1967 après Max Fechner). Booß et Richter empruntent des chemins de traverse moins fréquentés et visent un public de spécialistes, de juristes plutôt que d’historiens.
Après 1990 et l’ouverture des dossiers traitant du recrutement des procureurs, leur rôle lors des procès en coopération avec la Stasi a été à peine effleuré par la recherche. Ce n’est pas étonnant, car il est relativement plus facile d’accéder aux sources de la Stasi, centralisées à Berlin, dans l’administration anciennement appelée Gauck-Behörde et récemment intégrée dans les Archives fédérales, alors que les autres dossiers, consultés par Booß et Richter, sont dispersés dans des archives régionales ou au Bundesarchiv. Ceci les amène à découvrir des sources nouvelles qui leur permettent de nuancer davantage les analyses sur le poids de la Stasi au détriment de celui du parquet. Booß et Richter reprochent à la recherche une tendance à généraliser outre mesure des données particulières comme celles des poursuites, largement médiatisées, contre le dissident Robert Havemann.
En 1952, une loi renforçait en RDA totalement les pouvoirs de la justice. Le premier procureur général de la RDA, Ernst Melsheimer, reprenait à son compte les rapports de la Stasi (11). Dans cette première phase de la RDA, calquée sur le modèle soviétique, il n’existait pas encore de différenciation structurelle déterminante comme ce serait le cas pour son successeur, Josef Streit, issu du cœur de l’appareil d’État du SED, celui qui conserva son poste de procureur général le plus longtemps et qui prônait une ligne dure du parquet.
Autour de 1960, juste avant la construction du Mur, rares étaient les conflits entre le parquet et la Stasi. Avec l’adoption d’une loi le 4 avril 1963, le contrôle des tribunaux et du parquet fut transféré vers la Cour suprême, qui dépendait elle-même du Conseil d’État (384). Des lois complémentaires furent promulguées en 1968 à l’occasion des événements de Prague et en 1977, ce qui impliquait une évolution de la pratique pénale, qui demeurait cependant toujours sous la pression de la dictature de la »prise de parti« (Parteilichkeit). Certes, ces lois permirent ensuite une évolution du rôle du parquet. Une nouvelle politique pénale se mit en place au début des années 1970 puis 1980. Booß et Richter intègrent ces changements et relèvent une complémentarité dans le rôle attribué au parquet et à la Stasi, avec l’apparition de subdivisions comme la Linie IX – chargée de l’enquête – et la Linie XX (63–65), où les dossiers suivis par la Stasi sont prépondérants en matière de sécurité de l’État.
De plus, il convient de ne pas négliger les étapes successives du recrutement des procureurs du parquet en fonction de leurs aptitudes, de leur formation et de leurs prises de position idéologiques. La dénazification de la justice a été mise en place de manière draconienne dès la création de la zone soviétique d’occupation, les juristes »avec antécédents«, parfois assignés à résidence comme d’autres fonctionnaires, sont remplacés par des juristes »civils sans antécédents«. Tout un chapitre leur est consacré, l’accent étant mis sur les nouveaux cadres, constituant après-guerre une génération de juristes qui croient au système et sont disposés à s’y plier. Ils ont accès aux écoles du Parti et sont bien formés en fonction des objectifs du SED, auquel ils sont affiliés à 100 % en 1988. Ils appliquent les lois dans un sens qui lui est favorable comme il convient dans un État comme la RDA où la justice n’est pas indépendante. En 1953, les procureurs étaient recrutés à 77 % parmi les ouvriers sans cursus universitaire (130), une statistique qui évolua seulement au cours des années 1970.
Les procédures d’enquêtes du chapitre 4 (183) sont d’un grand intérêt par la multiplicité de cas présentés. Les motifs sont très variés: l’écoute du RIAS, l’émetteur radio du secteur américain, suffit à prouver des tendances fascistes répréhensibles et des liens avec l’Ouest (491); l’envoi par un couple d’une lettre critique, interceptée par la Stasi, au magazine télévisé de la chaîne ouest-allemande ZDF pour dénoncer les procédures en cours (332); la diffusion auprès de tierces personnes d’écrits »révisionnistes« et antisoviétiques de Wolfgang Leonhard (Die Revolution entläßt ihre Kinder) et de L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne. Dans ces cas c’est le paragraphe 106 du Code pénal qui est utilisé. Les deux auteurs signalent aussi un cas limite où la procédure est suspendue afin de »ménager la réputation du SED« sans aucun respect pour la légalité (286–289): celui de Frank Mielke, le fils du ministre de la Stasi, Erich Mielke, qui a provoqué un accident mortel en tentant de doubler sans visibilité et qui échappe ainsi à des poursuites!
Booß et Richter se concentrent sur 81 procédures, traitées et enregistrées à Berlin-Est et menées contre 110 personnes. On trouve en premier lieu des recherches sur les »délits de propagande«, les déclarations critiques lancées contre le SED par des »délinquants«, y compris des faits d’espionnage. Vers la fin du régime, le réquisitoire fait apparaître peu d’accusations pour »incitation au boycott« (sabotage), diffamation ou dénigrement de l’État. La détention provisoire est courante, les familles des accusés en étant informées depuis 1975 (date de la CSCE – Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe – signée à Helsinki). Cette détention est l’occasion d’interrogatoires de durée excessive selon des méthodes qui s’apparentent à de la torture en dépit des accords signés par la RDA avec l’ONU en 1986 (230–231). Les perquisitions au domicile des accusés sont habituelles pour étayer les preuves.
Derrière la façade du »droit« et de pratiques qui sont celles des services secrets, il existe, de fait, un partage des tâches entre la Stasi et le parquet. Les auteurs de cette étude ont pour objectif principal de bien différencier et de nuancer les affirmations portées sur leurs rôles respectifs. Par ses méthodes particulières, la Stasi pouvait apporter des points de vue supplémentaires, en particulier sur les contacts avec l’Ouest. Elle a exercé une influence et une pression sur la conformité des procureurs par rapport au SED au cours des différentes étapes des procès politiques surtout au début de la procédure. En revanche, dans la phase finale, c’est le rôle du parquet qui dominait, particulièrement à l’ère d’Honecker.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Christian Booß, Sebastian Richter, »Kristallhart gegenüber allen Feinden«. Die DDR-Staatsanwaltschaft und das MfS im politischen Strafprozess, Göttingen (V&R) 2024, 522 S., 5 Tab., ISBN 978-3-525-30268-2, EUR 40,00., in: Francia-Recensio 2024/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106701