L’ouvrage que propose Dieter Brötel constitue un apport important à l’histoire bancaire européenne de la seconde moitié du XIXe siècle. S’inscrivant dans la tendance de l’histoire globale et transnationale, ce travail enrichit l’historiographie d’une dimension bancaire, bien souvent laissée de côté dans ces champs de recherche. Prenant comme fil directeur un groupe de banquiers privés originaire de Francfort-sur-le-Main, l’historien allemand montre, avec patience et rigueur, comment se tissent progressivement des réseaux familiaux et professionnels très denses qui essaiment sur les places financières de Paris et de Londres. Il offre, ce faisant, un panorama bienvenu du rôle, des stratégies, ainsi que du poids de ces acteurs dans le processus de l’expansion des économies capitalistes à l’échelle mondiale.

La première partie est consacrée à la construction de réseaux familiaux et professionnels transnationaux par les banquiers privés sur les trois places de Londres, Paris et Francfort. Ces réseaux constituent une trame de fond qui offre l’occasion de mettre en évidence les forces à l’œuvre derrière la fondation des principales grandes banques en France et en Allemagne. Les dix chapitres qui composent cette première partie immergent le lecteur dans les étapes successives qui permettent aux banquiers privés de Francfort de développer leurs affaires dans leur ville d’origine d’abord, puis de s’investir à l’échelle continentale ensuite. Brötel retrace fort bien comment ce groupe parvient à poser ses pions sur l’échiquier bancaire européen pour y construire une position de pouvoir. Un des mérites de cette partie est de ne pas se limiter à produire uniquement une analyse bancaire centrée sur les trois principales places financières du continent. L’historien allemand dresse, d’une part, un portrait des investissements de ces groupes dans différents pans de l’économie française et allemande (infrastructures, industrie, commerce). D’autre part, il élargit le cadre géographique pour montrer leur intervention sur des places bancaires européennes de seconde importance, telles que Bruxelles ou Rome.

La seconde partie traite des investissements directs de ces banquiers privés sur tous les continents. Se raccordant à une histoire coloniale, domaine de spécialisation de Dieter Brötel, les huit chapitres qui composent cette partie abordent de façon synthétique une dimension essentielle de la colonisation financière. Et de fait: de l’extraction du nickel en Nouvelle-Calédonie à la construction de chemins de fer dans l’Empire ottoman en passant par le commerce de Guano au Pérou ou l’exploitation de mines d’or et de diamant en Afrique du Sud, ce large spectre d’investissements directs dans des domaines aussi variés montre autant la densité des réseaux que le pouvoir d’action de ces banquiers.

La dernière partie, plus courte, s’intéresse aux mutations structurelles du système bancaire durant les deux décennies qui précèdent la Grande Guerre sur les trois places qui constituent le cœur de l’analyse. Leur évolution est ainsi analysée au prisme des phénomènes de concurrence, de concentration et d’expansion marquant le monde de la banque privée dès la fin du XIXe siècle. Cette partie propose également une approche sociologique de la figure de ces banquiers privés. Richesse, activités politiques, mécénat ou encore alliances familiales permettent de donner un peu de chaire à une histoire qui se réduit bien souvent à de pures considérations financières.

Dieter Brötel a le mérite d’entreprendre un chantier difficile. Reposant sur un corpus de sources de première main aussi riches que variées, ainsi que sur une littérature secondaire abondante, son analyse témoigne d’une maîtrise méthodologique solide portée par une écriture de qualité. Elle comporte toutefois quelques limites. La première, sans doute la principale, est la difficulté à accéder de façon synthétique aux nombreuses données chiffrées qui constituent pourtant un point fort de ce travail. Si la construction d’une analyse fine au fil du texte bénéficie de nombreux tableaux et de listes d’actionnaires, ils ne figurent pas dans la table des matières, ce qui rend la recherche d’informations malaisée. C’est d’autant plus dommage qu’un index des noms d’entreprise très complet figure en annexe. La construction de tableaux présentant par exemple l’ensemble des investissements des principales banques privées et de leurs dirigeants aurait constitué un outil appréciable pour que les travaux ultérieurs puissent utiliser ces matériaux. Présenter l’ensemble des mandats d’administrateur et des connexions professionnelles des banquiers nodaux aurait également constitué une plus-value. Cela aurait également été l’occasion d’offrir une vue d’ensemble au lecteur afin qu’il soit en mesure de mieux saisir le poids économique de certains des acteurs. Cette façon de procéder aurait enfin permis de mieux mettre en évidence les principales lignes de force de l’analyse, qui sont par moment noyées dans une avalanche de noms d’actionnaires ou de chiffres. Le lecteur risque ainsi à certains moments de perdre le fil rouge de l’analyse.

Une seconde limite à relever concerne la brièveté de la dernière partie. Si elle a le mérite d’élargir le propos en direction de thématiques importantes qui ne sont que très rarement abordées dans des travaux de ce type, elle laisse le lecteur sur sa faim. Bien que les exemples soient pertinents, ils relèvent à certains moments presque de l’anecdotique. On regrettera en particulier l’absence d’une vue d’ensemble des principales caractéristiques sociologiques des banquiers privés analysés dans ce travail. Plusieurs dimensions abordées dans cette partie, comme l’intervention des banquiers privés sur la scène politique, posent de nombreuses questions qui restent sans réponse.

Ces quelques critiques ne doivent toutefois pas éclipser les nombreux apports de l’ouvrage de Dieter Brötel. Que ce soit à l’histoire de la colonisation, à l’histoire bancaire européenne ou à l’histoire de la mondialisation, cette analyse constitue sans aucun doute un travail de référence agrémenté d’une très riche bibliographie qui sera très utile pour les chercheurs. Ce livre mérite à ce titre une attention toute particulière.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jan Chiarelli, Rezension von/compte rendu de: Dieter Brötel, Kosmopolitische Finanzeliten. Frankfurter Privatbankiers und Privatbanken und ihre transnationalen Netzwerke in der Weltwirtschaft (1850 bis 1914), Stuttgart (Franz Steiner Verlag) 2023, 954 S., 64 s/w Abb., ISBN 978-3-515-13432-3, EUR 159,00., in: Francia-Recensio 2024/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106702