Beatrice de Graaf, Frédéric Dessberg et Thomas Vaisset offrent une suite au colloque qu’ils avaient organisé au château de Vincennes en novembre 2019. Quinze auteurs mettent en évidence l’activité des militaires à la fin des conflits, quand temps de guerre et temps de paix se confondent. Ils soulignent que soldats et officiers sont essentiels dans ces moments de transition, qu’il s’agisse de maintenir la paix durant les négociations d’un compromis ou d’en garantir par la suite le respect des clauses. Une force de l’ouvrage est de mettre en lumière leurs activités plus stratégiques pour réorganiser les sociétés, des guerres napoléoniennes à nos jours.

Le livre est structuré en trois parties qui sont autant de pistes ouvertes pour de futures recherches. À la suite de l’introduction, quatre chapitres évoquent d’abord la capacité des militaires à assumer les tâches qui leur sont assignées, en particulier dans le cadre du maintien de la paix. Trois chapitres analysent ensuite les relations concrètes entre les militaires et les populations pendant ces périodes d’occupation et de démobilisation, voire de reconfiguration des frontières. Enfin, quatre chapitres voient dans les militaires des experts de terrain, notamment en matière de transition vers la paix dans un contexte trouble.

Ce plan thématique a l’avantage de faire ressortir différentes logiques dans le rôle ambigu que les militaires ont joué en sortie de guerre. Sa contrepartie est de sacrifier la cohérence chronologique des études, qui mettent pourtant en évidence des tendances de long terme et quelques inflexions. En effet, les suites des guerres napoléoniennes sont reconsidérées à plusieurs égards. Christine Haynes voit »l’occupation de garantie« de la France par les troupes coalisées de 1815 à 1818 comme la première opération de maintien de la paix de l’histoire. Elle souligne le rôle du duc de Wellington, commandant des troupes britanniques, dans la décision d’occuper militairement le pays pour sécuriser et stabiliser la paix, plutôt que de le saigner économiquement, au risque d’un retour de flamme. Son étude montre de façon convaincante le succès de cette occupation en raison des relations interpersonnelles qui se nouent, non seulement entre les élites des armées et des territoires occupés, mais aussi entre les soldats et la population. Interrompue deux ans avant son terme, cette occupation constitue un modèle positif de maintien de la paix, oublié après la Grande Guerre.

Hélène Vencent souligne pourtant que c’est au motif de maintenir l’ordre viennois que la France conserve une marine, censée soutenir la Royal Navy dans son objectif d’empêcher la traite des esclaves. Les officiers de marine constituent des agents de renseignement qui profitent de la distance pour engager une politique plus belliqueuse en Océanie, déplaçant l’impérialisme français hors du continent européen. Evan Wilson relève aussi une latence de la violence dans l’Angleterre du premier XIXe siècle, où les autorités municipales font un recours croissant aux armées afin de contenir les soulèvements ouvriers. Installés de façon pérenne sur le territoire, en l’absence d’une police professionnelle, les militaires doivent maintenir la paix intérieure après des années de guerre extérieure. Leur efficacité est relative puisqu’ils participent à l’escalade des tensions. Ces anciens combattants, habitués à appliquer les ordres et à exercer la violence, alimentent un sentiment antimilitariste en tant qu’ils servent un pouvoir que les insurgés jugent injuste. Des anciens combattants ont-ils, à l’inverse, pu servir de cadres aux soulèvements? Telle est la question que l’auteur laisse à ses lecteurs.

La sortie de la Grande Guerre interroge tout particulièrement la compétence des militaires à traiter des affaires civiles. Alors qu’Elena Linkova fait état des activités diplomatiques du général Orlov, cas singulier de militaire expert en mesure d’influencer la diplomatie russe après la guerre de Crimée (1856), Hew Strachan démontre avec finesse que les généraux sont dépossédés de leurs prérogatives dès 1918 par des décideurs politiques soucieux de reprendre au plus vite leurs prérogatives. Le manque de coordination entre politiques et militaires aboutit à une paix mal préparée, puisque les négociateurs n’avaient plus de prise sur le terrain.

Renaud Dorlhiac insiste en effet sur la connaissance pratique dont disposent les officiers français en Albanie à cette même époque. Ils n’hésitent pas à contrevenir aux ordres de leur hiérarchie pour favoriser le sentiment national et l’indépendance albanaise afin de former un nouvel allié armé, au mépris des considérations diplomatiques. Ces soldats implantés localement sont une ressource difficile à maîtriser pour leurs administrations comme pour les mouvements politiques qui tentent de les capter. Alexandros Makris étudie comment les communistes jouent du pacifisme des anciens combattants grecs pour les rallier à la gauche radicale. Le mouvement est cependant limité par son antimilitarisme et son antipatriotisme, avant que son interdiction, puis l’attribution de pensions et de protections sociales y mettent un terme.

La fin de la Seconde Guerre mondiale marque un nouvel âge des opérations de maintien de la paix et change la nature des missions confiées aux armées. Paul Lenormand montre le besoin de sécuriser la paix à l’extérieur comme à l’intérieur de l’État tchécoslovaque. Les militaires doivent soutenir le pouvoir politique face aux bandes irrégulières qui sévissent aux frontières. Leurs missions sont nombreuses: déminage, protection des dépôts d’armes récupérées et même nettoyage ethnique, de la reconduction à la frontière jusqu’aux massacres de masse, en passant par le travail forcé. L’armée ne fait pas ces tâches de bonne grâce puisqu’elles l’éloignent de son cœur de métier.

»Maintenir la paix n’est pas un travail de soldat, mais seul un soldat peut le faire« est l’adage paradoxal auquel s’attaque également Wietse Stam à travers les opérations des casques bleus au Cambodge (1991–1992). Il met en évidence l’importance des sensibilités des chefs militaires, qui reflètent deux interprétations divergentes du maintien de la paix: celle de l’Australie qui prône la non-intervention armée, tandis que la France promeut la »restauration de la paix« sans exclure d’être ferme pour l’imposer. Dion Landstra et Thomas Wijnaendts van Resandt font ce constat d’un maintien de la paix qui ne peut plus rester passif, quand les observateurs des Nations unies sont déployés en Yougoslavie. Ils n’empêchent pas les violences, mais les limitent dans leur ampleur, bien qu’ils en soient aussi victimes. Ils collectent surtout des renseignements qui informent les prises de décisions internationales. David Fitzgerald note que ces opérations onusiennes de maintien de la paix interrogent l’identité même des militaires, et déplore l’échec des réflexions pour fonder l’armée américaine sur d’autres principes, laissant les soldats seuls face à cette difficile redéfinition.

L’ensemble témoigne de la richesse des perspectives ouvertes par l’étude des »sorties de guerre«, ce »long and nonlinear process of transitioning from war to peace« (4) hérité de l’historiographie française dans le sillage de Bruno Cabanes et devenu particulièrement dynamique dans le contexte du centenaire de la Grande Guerre.1 Il atteste aussi de la difficulté de traduire le concept: tantôt »exit from war«, tantôt »war exits« ou »end of war«, mais souvent conservé en français.

On peut regretter qu’il fasse peu de place aux cas extra-européens et que l’Allemagne en soit absente. Les éditeurs le justifient en arguant que les militaires allemands sont écartés des négociations de paix jusqu’en 1871, qu’ils s’en tiennent volontiers à l’écart en 1918, et que la question se pose à peine en 1945. Pourtant, l’étude des Freikorps et des anciens combattants a connu de récents renouvellements qui permettraient de relativiser cette »absence« au moins pour la fin de la Grande Guerre.2 Il ne s’agit toutefois que de maigres regrets face à cette mosaïque d’analyses éclairantes et neuves, qui pose des jalons importants pour une étude renouvelée de la place des militaires en sortie de guerre.

1 Bruno Cabanes, La victoire endeuillée: la sortie de guerre des soldats français 1918–1920, Paris 2004.
2 Voir notamment: Christian Lübcke, »Soldat und Verfassungstreue«. Versuche der Bindung der Reichswehr an die Weimarer Republik in den Jahren 1919 bis 1921, in: Portal Militärgeschichte, numéro thématique »Neue Forschungen zur Reichswehr«, dirigé par Jannes Bergmann, Paul Fröhlich, Wencke Meteling, 2022, DOI: 10.15500/akm.12.12.2022; Jan-Philipp Pomplun, Deutsche Freikorps: Sozialgeschichte und Kontinuitäten (para)militärischer Gewalt zwischen Weltkrieg, Revolution und Nationalsozialismus, Göttingen 2023.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Damien Accoulon, Rezension von/compte rendu de: Beatrice de Graaf, Frédéric Dessberg, Thomas Vaisset (ed.), Soldiers in Peacemaking. The Role of the Military at the End of War, 1800–present, London (Bloomsbury Publishing) 2023, 240 p., 10 fig., ISBN 978-1-3503-4501-0, USD 103,50., in: Francia-Recensio 2024/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106706