Anne Godfroid, responsable de collections au War Heritage Institute de Bruxelles, a publié sa thèse sur un aspect méconnu de l’entre-deux-guerres, auquel elle donne un regain de clarté: l’occupation belge de la rive gauche du Rhin de 1918 à 1930. L’écriture trace un parcours bien jalonné dans un thème d’autant plus dense qu’il a été peu traité. L’ouvrage propose un décentrage de l’habituelle approche franco-allemande sur les années qui suivent la Première Guerre mondiale. En reconnaissance des soldats et des civils tombés lors de l’invasion allemande de 1914, le gouvernement belge obtient un droit de priorité aux réparations lors du traité de Versailles. Les dirigeants comptent s’appuyer sur les indemnités versées par le Reich pour relever le pays. Les atermoiements de la république de Weimar concernant les réparations, obligent le gouvernement du royaume à trouver un difficile équilibre entre la France et la Grande-Bretagne. Puissance occupante certes, la Belgique dépend de ses alliés pour sa sécurité.
L’étude commence par un tour d’horizon de l’historiographie sur l’occupation belge des deux rives du Rhin. Des travaux ont été consacrés aux relations diplomatiques, aux structures militaires, aux réparations. A. Godfroid s’engage donc sur un front pionnier lorsqu’elle scrute le vécu des occupants et des occupés, leurs rejets et rapprochements, dans le sillage des recherches qui portent sur les occupations, privilégiant les sources institutionnelles et les écrits d’officiels. L’autrice s’intéresse aux manifestations de la »démobilisation culturelle«, parmi les appelés (miliciens) et les civils. La »collectivité artificielle« (19) qui se greffe sur la rive gauche reproduit les clivages de la société belge, mais détermine aussi les rapports de force dans cette rencontre imposée entre Belges et Allemands, en situation inversée, puisque le dispensateur d’ordres est celui qui fut précédemment asservi.
Le premier chapitre explore la période de suspension des hostilités jusqu’à l’entrée en vigueur du traité de Versailles en janvier 1920. Au cours d’un armistice trois fois prolongé, les troupes alliées prennent pied en Allemagne. Cheminant à travers le pays libéré, l’armée belge y découvre un »spectacle affligeant« (30), la contrée ayant été laissée en pâture aux troupes allemandes disloquées. Cette expérience renforce chez les »piots« (équivalent du »poilu«) la perception négative de l’ennemi. Le désir de revanche incite aux exactions, comme les vols pour améliorer l’ordinaire. Les autorités appellent à se démarquer par une attitude digne des pratiques prédatrices, telles que les ont endurées les Belges sous la férule allemande. Les tensions sont exacerbées parmi les habitants, tant par la crainte d’une vengeance belge que par l’acceptation forcée des conditions de paix, déclenchant des mouvements de troupes, prêtes à franchir le Rhin en cas de refus de l’ultimatum allié. Le foyer de la guerre est pour l’heure inextinguible et des mesures sont prises pour empêcher l’infiltration d’ennemis dans la zone belge. Des barbelés sont édifiés à la frontière avec les Pays-Bas à l’ouest, une flottille armée sillonne le Rhin à l’est. La zone rhénane qui échoit à la Belgique s’étend de Clèves au nord, à Aix-la-Chapelle au sud, siège de l’état-major.
À partir de 1920 s’installe un régime porteur dans sa conception même d’un antagonisme insurmontable. Toute collectivité militaire se construit à travers des codes qui la sépare de la société civile: administrer les populations occupées génère en cela une interpénétration des deux sphères –militaire et civile – porteuse de déséquilibres. D’un côté, l’ordre est maintenu par l’armée d’occupation permanente, dont les effectifs tournent autour de quinze mille hommes. Elle est commandée par l’inflexible lieutenant-général Louis Rucquoy, qui assume sa haine des Allemands. De l’autre, le pouvoir relève théoriquement des organes civils du haut-commissariat belge à la Haute commission interalliée des territoires rhénans (HCITR), pilotée par Édouard Rolin-Jaequemyns. Celui-ci est le promoteur de l’apaisement avec l’ennemi d’hier mais achoppe sur l’action oppressive enclenchée par son rival de l’armée. Les autorités en Rhénanie et en Belgique s’efforcent de désamorcer les conflits concernant l’accaparement des denrées et la réquisition des logements. Les différentes mouvances contradictoires chez l’occupant belge, laïcs et cléricaux, Wallons et Flamands, partisans de l’entente ou de la vengeance, sont des détonateurs qui contribuent aux explosions locales de violence. Ainsi les heurts constants entre le pouvoir civil et militaire contribuent à une »justice à deux vitesses« (191) au profit de l’occupant, qui peut espérer l’acquittement ou une certaine mansuétude après avoir commis un meurtre ou un viol, fût-ce sur une fillette de six ans.
Les déchainements et les revirements autour de l’affaire Graff, dont les accusés, d’abord condamnés à mort sont finalement graciés, révèlent les incohérences au sein du dispositif occupant. L’exécution dans un tramway par des membres de la Schutzpolizei du lieutenant José Graff en mars 1922, annonce une période d’escalade des incidents. Les relations entre la troupe et la population se dégradent. Ce durcissement de l’affrontement culmine avec l’attentat à l’explosif au passage d’un train de permissionnaires, sur le pont du Hochfeld en juin 1923, faisant douze morts. L’arrêt de la résistance passive et la neutralisation du putsch séparatiste d’Aix-la-Chapelle à l’automne 1923 sont les signaux de l’essoufflement du conflit.
Après le plan Dawes (août 1924) et les accords de Locarno (octobre 1925), l’évacuation se prépare. Les rapports entre l’Allemagne et les Alliés se normalisent, du moins en surface, puisqu’au fur et à mesure que les effectifs des troupes décroissent, les provocations à leur encontre augmentent. L’occupation belge est un processus permanent d’adaptation aux interactions avec les habitants, oscillant entre répression et accommodements. La mobilisation des esprits pour la guerre passée ou attendue, connaît des pics d’intensité au fil du raidissement politique, lors d’attentats et lorsque l’occupant resserre son étau, mais s’exprime aussi chez les Allemands à la veille du retrait des troupes belges.
L’autrice a réussi à faire souffler la vie parmi les protagonistes, occupants et occupés, qui s’évertuent à poursuivre leurs objectifs dans l’entrelacs des règlements administratifs, comme dans celui des sentiments empreints de l’expérience de guerre. Son propos suture plusieurs couches du tissu historique sur l’action belge en Rhénanie et place la perception allemande de cette occupation face au miroir de l’invasion de la Belgique. L’amplitude de l’étude d’A. Godfroid en fait un nouvel ouvrage de référence dans le paysage historiographique des occupations.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Benjamin Volff, Rezension von/compte rendu de: Anne Godfroid, La guerre après la Guerre? L’occupation belge de la rive gauche du Rhin (1918–1930), Bruxelles (Les éditions de l’Université de Bruxelles) 2023, 332 p., ISBN 978-2-8004-1845-2, EUR 29,00., in: Francia-Recensio 2024/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106709