La période autour de 1900, tantôt qualifiée par les spécialistes d’ère de l’impérialisme, de Belle Époque ou encore d’époque de la modernité, a souvent retenu l’attention des historiens de l’Europe et des États européens. C’est à une synthèse exigeante de cette période que se livre Friedrich Kießling dans cette nouvelle édition actualisée de L’Europe à l’ère de l’impérialisme 1890–1918 de la collection »Oldenbourg Grundriss der Geschichte« de l’éditeur De Gruyter Oldenbourg. L’auteur avait déjà coécrit avec Gregor Schöllgen l’édition antérieure (5e édition), datée de 2009.
Comme tous les ouvrages de cette collection, qui a vocation à offrir un panorama à la fois historique et historiographique des questions qu’elle traite, le livre se compose des trois parties suivantes: la première est consacrée à une présentation de la réalité historique, la deuxième est constituée d’un état détaillé de la recherche, et la troisième présente une liste des sources imprimées et une bibliographie thématique. Comme dans chaque livre de cette collection, les paragraphes sont accompagnés d’un titre permettant au lecteur de s’orienter très rapidement dans la lecture et, à la fin de l’ouvrage, se trouvent une chronologie ainsi qu’un index des noms, des lieux et des thèmes.
Les questions étudiées dans la première partie sont classiques: l’auteur traite de l’histoire politique, économique, sociale et culturelle des États européens avant d’aborder les questions extérieures, à savoir l’impérialisme, les relations internationales et la Première Guerre mondiale. Il alterne souvent entre une présentation d’ensemble et un zoom sur certains pays ou régions en particulier, ce qui permet d’appréhender les principaux traits de cette période tout en ayant une vue différenciée.
De cette partie, il ressort notamment qu’une des principales caractéristiques de l’»ère de l’impérialisme« était la concurrence accrue des grandes puissances européennes pour la conquête de zones d’influence et de territoires outre-mer. Mais, plus encore, la multiplication des contacts entre les régions, les nations et les continents ainsi que les interdépendances et la circulation accrue des hommes et des marchandises à l’échelle mondiale furent le véritable marqueur de cette époque. Sous l’effet de la mondialisation, le monde s’unifiait à un rythme et une échelle encore inconnus jusqu’alors.
Friedrich Kießling montre également que cette période se caractérisait par de nombreuses dynamiques et des processus profonds de transformation dans de multiples domaines: croissance démographique, urbanisation, migrations, essor économique, différenciation des classes sociales, développement du mouvement des femmes, politisation de masse, affirmation d’un nationalisme radical, foisonnement des styles artistiques sont autant d’exemples des évolutions nettes et rapides que connurent les contemporains.
Un autre aspect déterminant sont les nombreuses contradictions qui traversaient l’»ère de l’impérialisme«. Par exemple, l’optimisme suscité par le progrès côtoyait une conscience de crise due aux multiples incertitudes engendrées par les changements brutaux de l’époque et le sentiment d’accélération du temps qui leur était inhérent. De même, l’ouverture sur le monde extérieur favorisa la constitution de réseaux transnationaux tout en étant un facteur important de nationalisme.
Enfin, malgré les interdépendances et les évolutions concomitantes, l’Europe resta malgré tout marquée par une grande hétérogénéité. Par exemple, la croissance économique fut beaucoup plus poussée en Allemagne, en Angleterre ou encore dans les pays scandinaves que dans les pays du Sud et du Sud-Est de l’Europe.
La deuxième partie, qui porte sur l’historiographie de la période et se comprend comme un complément de la première, reprend sensiblement les mêmes thèmes, en les ordonnant toutefois de manière un peu différente pour faire ressortir les axes essentiels de la recherche historique.
Centrée pendant l’entre-deux-guerres sur une approche d’histoire événementielle, appliquée essentiellement au champ des relations internationales, puis, à partir des années 1960, à l’histoire sociale, l’historiographie a connu à partir des années 1990 une diversification importante, ce qui a permis de renouveler la méthodologie et les objets d’étude. Par exemple, sous l’effet du développement de l’histoire culturelle, l’intérêt s’est porté sur les idées, les représentations, les pratiques et les discours. L’histoire globale, quant à elle, a permis de centrer l’attention sur la question de la mondialisation et les interconnexions qui se déployaient dans de multiples domaines à l’échelle mondiale. Les études postcoloniales ont invité à centrer le regard sur les sociétés colonisées, peu étudiées jusqu’alors, et à interroger les répercussions de l’expansion coloniale sur l’Europe, en pointant notamment les influences et les interdépendances réciproques. L’histoire comparée a permis de mettre au jour les différences et les points communs entre les États européens et de parvenir ainsi à une compréhension plus fine de certains phénomènes complexes, comme le processus de démocratisation. Enfin, dernier exemple, les études locales et régionales ont donné la possibilité d’examiner en détail certaines réalités historiques, comme l’expérience de guerre sur le front de l’arrière dans l’étude de Roger Chickering portant sur la ville allemande de Fribourg-en-Brisgau.1
Au vu de ce foisonnement, les questionnements des historiens ont été nombreux. L’auteur met surtout l’accent sur les interprétations et les interrogations récentes de l’historiographie, comme celles sur les spécificités et les limites de la mondialisation de cette époque.2 Mais il ne néglige pas pour autant les débats plus anciens, à l’exemple de la »controverse Fischer« sur la présumée entière responsabilité de l’Allemagne dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Enfin, dans la troisième partie, Friedrich Kießling présente une liste variée de sources imprimées sur la période: édition d’actes diplomatiques, mémoires, correspondances, journaux intimes, statistiques, édition de sources variées, ressources en ligne pour accéder à la presse ou à des sources sur la Première Guerre mondiale. La bibliographie thématique ensuite proposée est exhaustive et se compose de nombreux sous-thèmes en lien direct avec les deux autres parties. Presque toutes les références sont en anglais ou en allemand, et beaucoup d’entre elles datent des années 1990 à nos jours.
Cet ouvrage impressionne tant par sa précision et sa clarté que par la quantité des informations fournies et son extrême concision (seulement 259 pages de texte). Il offre une aide bienvenue et indispensable à tout étudiant ou chercheur souhaitant avoir une vue d’ensemble sur l’histoire de l’Europe à cette époque ainsi que sur les discussions historiographiques s’y rapportant. Peut-être faut-il simplement souhaiter que, dans la prochaine édition, les influences réciproques entre les différentes régions étudiées soient davantage mises en avant. De même, si cet ouvrage a le grand mérite de prendre en compte toutes les régions d’Europe, un traitement plus équilibré entre les grandes puissances et le reste du continent pourrait certainement produire des résultats féconds. Mais le risque serait de mettre à mal l’unité du livre et de dépasser le cadre d’une synthèse déjà extrêmement ambitieuse et dont on ne peut être que reconnaissant à l’auteur de l’avoir actualisée.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Lise Galand, Rezension von/compte rendu de: Friedrich Kießling, Europa im Zeitalter des Imperialismus 1890–1918, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2023, 385 S. (Grundriss der Geschichte, 53), ISBN 978-3-486-76385-0, DOI 10.1515/9783111250731, EUR 24,95., in: Francia-Recensio 2024/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106710