Expliquer l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933 a déjà mobilisé l’énergie de nombreux historiens, depuis maintenant bientôt cent ans. Le fait que près de 40 % des Allemands donnèrent leur vote au NSDAP ne cesse de venir tarauder la mémoire allemande, et plus largement, une certaine anxiété collective de la faillite légale, toujours possible, des démocraties.

Dans l’arsenal des explications possibles de cette victoire d’Hitler, adoubé par les élites en place, un certain nombre d’interprétations ont d’ores et déjà instruit notre compréhension: bien évidemment, la crise de 1929 et son corollaire, le chômage de masse, ont eu un impact massif dans la radicalisation du champ politique allemand; la promesse nazie d’une »communauté du peuple« unie et rassemblée jouait sur les espérances de la droite traditionnelle, alors que la montée du communisme et des violences de rues travaillait en profondeur les angoisses d’une bourgeoisie qui craignait le désordre; enfin, les nazis surent faire passer en second plan leur antisémitisme pathologique, pour continuer à parler à leur base militante la plus fanatique, sans pourtant effrayer un nouvel électorat moins focalisé sur cette question.

Gerd Krumeich, dans son dernier livre, propose d’ajouter à ce panel d’explications le poids décisif de la Grande Guerre. En effet, la guerre perdue pouvait, à plus d’un titre, expliquer pourquoi plus d’un tiers des Allemands adhérèrent au message nazi et continuèrent largement à le faire après 1933, puisque le livre de l’historien allemand choisit une ambitieuse chronologie, qui s’achève en 1940. On se tromperait en croyant qu’il s’agit d’une simple reformulation d’une idée déjà bien connue: les Allemands, traumatisés par le traité de Versailles, ce »diktat« imposé par les vainqueurs, auraient soutenu puis adulé Hitler pour son révisionnisme en matière de politique extérieure.1 Tous les partis de la république de Weimar conspuaient le traité de Versailles.

L’étude de Gerd Krumeich, grand spécialiste de la Première Guerre mondiale et des années 1920, n’est pas une simple analyse de cette question du traité: il propose en effet une histoire culturelle et politique du discours nazi sur la guerre, et montre à quel point Hitler et les militants du NSDAP parvenaient à instrumentaliser l’expérience du front de millions d’Allemands pour créer un message politique désirable. La séquence événementielle de 1918–1919 est exceptionnellement dense en Allemagne. Nous ne devons pourtant pas confondre les trois moments décisifs qui sculptèrent l’imaginaire politique des années 1920: la défaite de novembre 1918; la révolution allemande; le traité de Versailles. C’est l’utilisation politique de l’intégralité de cette séquence par les nazis qu’ausculte l’historien de Düsseldorf, pas seulement celle des traités de paix.

De ce point de vue, il insiste évidemment sur un point central des débats politiques sous Weimar: le »mythe du coup de poignard dans le dos« (Dolchstoßlegende), cette légende politique qui visait à inverser la réalité historique. En effet, la défaite militaire avait engendré la révolution allemande et la chute de la monarchie. L’extrême droite, incapable d’affronter cette réalité, renversa la vérité: c’était donc la révolution allemande qui avait causé la défaite. Et cette révolution était celle des civils, des socialistes et, pour les plus radicaux défenseurs de cette théorie du complot, des juifs, qui étaient tenus pour responsables de tous ces événements tragiques. Nous connaissons bien ce mythe politique empoisonné depuis l’étude de Pierre Jardin et le précédent livre de Gerd Krumeich (L’Impensable défaite, 2019). Un des arguments de l’auteur était que ce mythe dépassait largement les cercles de l’extrême droite et constituait un sens commun assez répandu dans la population allemande.

Souligner l’importance du »traumatisme de la guerre perdue«, comme le fait G. Krumeich dans son premier chapitre, est essentiel. Cependant, cette idée butte sur un fait simple: si ces traumas furent largement partagés dans la société allemande des années 1920, ils ne constituèrent pas un avantage pour les nazis avant la fin des années 1920, dans la mesure où en 1928, le NSDAP caracolait à 2,6 % des voix. L’historien allemand le sait très bien, et c’est pour cela qu’il analyse en profondeur les années 1928–1929, qui furent décisives: c’est en effet à ce moment précis, au cœur de la crise économique, que les nazis parvinrent à réactiver le souvenir de 1914–1918 et de la terrible sortie de guerre, pour amener dans leur sillage des pans entiers de la droite allemande, surtout les plus jeunes. Grâce à la littérature de guerre, qui connut un boom dans ces années, et que G. Krumeich analyse en détail dans son chapitre V, et à travers le militantisme militarisé des »sections d’assaut« (SA), les nazis parvinrent à intégrer en politique une génération de jeunes hommes touchés par le chômage de masse. Ce »passage de relais« générationnel fut une des grandes victoires tactiques du NSDAP, à un moment où, dix ans après la fin de la guerre, l’intérêt pour celle-ci connaissait une véritable explosion (175).

Une fois le »Troisième Reich« érigé, la dictature n’abandonna pas son effort de politique mémorielle pour générer de l’adhésion autour de la guerre perdue et du dépassement de cet état de fait. Cela était d’autant moins difficile que, s’il existait une grande part d’instrumentalisation dans l’utilisation du souvenir de 1914‑1918, une grande partie des élites nazies, Hitler le premier, pensait réellement incarner la seule interprétation possible de la guerre, le passage de la »communauté du front« (Frontgemeinschaft) à la »communauté du peuple« (Volksgemeinschaft). La politique édilitaire et les commémorations continuèrent ainsi de s’inscrire dans une symbolique du sacrifice guerrier, comme le montre par exemple l’inhumation de Paul von Hindenburg, en 1934 au monument de la bataille de Tannenberg de 1914, où ce dernier avait arrêté l’offensive russe. Hitler en profita pour élever l’édifice au statut de monument national officiel.

Gerd Krumeich avait déjà travaillé en profondeur sur les liens qu’entretenaient les nazis avec la guerre, notamment dans le livre qu’il a dirigé en 2010, Nationalsozialismus und Erster Weltkrieg. Il livre ici une synthèse plus globale, qui lui permet de montrer, en guise de conclusion, comment la victoire sur la France, en 1940, avait été perçue par certains Allemands comme le triomphe final sur l’ennemi de 1914. La signature de l’armistice, le 22 juin 1940, dans la même forêt de Compiègne où avait été établi celui du 11 novembre 1918, refermait 22 ans d’un cauchemar allemand. À travers une connaissance profonde des archives et de la littérature secondaire, l’historien livre ainsi une plongée dans la culture nazie, et la manière dont celle-ci, en se fondant sur certaines valeurs issues de la Grande Guerre, parvint à conquérir l’adhésion d’une partie des Allemands.

1 Voir par exemple l’analyse suivante: Manfred Weißbecker, Kein Hitler ohne Versailles?, in: Junge Welt 29/04/2024.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Nicolas Patin, Rezension von/compte rendu de: Gerd Krumeich, Als Hitler den Ersten Weltkrieg gewann. Die Nazis und die Deutschen 1921–1940, Freiburg i. Br. (Herder) 2024, 352 S., 20 Abb., ISBN 978-3-451-38568-1, EUR 26,00., in: Francia-Recensio 2024/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106711