Markus Pöhlmann apporte une intéressante étude entre secret et sécurité, relatant l’essor des services de renseignement militaire en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne entre 1871–1914. Ce 26e volume de la série »Zeitalter der Weltkriege« (âge des guerres mondiales) du Zentrum für Militärgeschichte und Sozialwissenschaften der Bundeswehr (ZMSBw, Centre d’histoire militaire et de sciences sociales de la Bundeswehr), qui emploie Pöhlmann, se distingue par sa rigueur académique et son analyse comparative des structures et des opérations des services de renseignement entre Allemagne, France et Grande-Bretagne. Ces mécanismes et ces dynamiques politiques conduisent à bien comprendre l’institutionnalisation et la professionnalisation des services de renseignement en réponse aux nécessités croissantes de la guerre industrielle et aux rivalités impériales.

En quatre chapitres (l’introduction en constitue une à part entière), l’auteur examine les »points communs […] tout aussi évidents que les différences et les particularités nationales« (VII), comme le souligne le colonel Dr. Sven Lange, directeur du ZMSBw, dans sa préface. Cette mise en lumière des facteurs nationaux spécifiques qui ont influencé les stratégies et les capacités de renseignement de chaque nation est un travail utile lorsque l’on souhaite étudier le rôle du renseignement dans les relations internationales. Après passer en revue les définitions classiques d’auteurs nord-américains (John Ferris, Calgary; Mark Loewenthal et Michael Warner, ex-CIA, Washington) et de l’OTAN, l’auteur en fournit une autre qui ouvre sur les »formes institutionnelles permanentes de la gestion des connaissances de l’État«, le secret n’étant qu’un »caractéristique unique de cette forme spécifique«, qui »établissent leur organisation« nationale (2–11).

Abordant les conditions de développement du renseignement dans les trois pays dans les deux chapitres centraux du livre, l’auteur met en évidence ces différentes approches et structures nationales. En Allemagne et en France, la militarisation de la société et la peur de l’espionnage par les puissances ennemies ont été un moteur puissant de l’expansion des services secrets. En Allemagne, cela se traduisit par la création d’unités de renseignement spécialisées au sein de l’armée, accompagnée d’une centralisation et d’une efficacité bureaucratique. Se trouva ainsi favorisée une intégration étroite entre le renseignement militaire et les stratégies de l’état-major. Au contraire, la France a dû réorganiser son architecture de sécurité après la défaite de la guerre franco-prussienne de 1870–1871. Les services de renseignement furent souvent encombrés par des querelles internes et une méfiance entre le haut commandement militaire et les autorités civiles. Forcément, il en découla une moins grande efficacité des stratégies propres de contre-espionnage et de reconnaissance militaire. Pour sa part, la Grande-Bretagne, avec sa tradition navale et son empire mondial, a développé des services avec un accent particulier sur le renseignement naval et colonial, tout en établissant progressivement des structures plus formelles et professionnelles à la veille de la Première Guerre mondiale. L’auteur montre combien le dernier tiers du XIXe siècle constitue une phase cruciale au cours de laquelle les États prennent conscience que la collecte systématique et continue d’informations est essentielle à leur sécurité militaire et politique. Les méthodes opératoires disposent aussi d’innovations technologiques, notamment de nouveaux moyens de communication tels que le télégraphe et l’introduction de services systématiques de codage et de cryptage. L’auteur décrit également les défis auxquels les services de renseignement ont été confrontés, tant au niveau organisationnel que des rivalités internes et du besoin de secret.

C’est l’objet de son dernier chapitre, consacré aux opérations, où il utilise une variété de sources, des archives puisées dans les trois pays, de la correspondance personnelle et des rapports contemporains, pour dresser un tableau vivant des activités de renseignement de cette période. Évidemment, l’auteur ne résiste pas à évoquer la figure de l’artisan des actions clandestines de Bismarck durant la deutsche Einigung, Wilhelm Stieber, mais en insistant plus sur sa médiatisation en Allemagne et en France que sur la réalité conspirative. Même chose pour le »Vengeur«, ce mystérieux officier du Großer Generalstab. Il assure avec raison qu’»un général ou un officier du Großer Generalstab ayant effectué deux voyages en France et quatre en Belgique en quelques mois (3 missions de lettres et une négociation) se serait inévitablement rendu suspect – envers ses supérieurs mais aussi envers les contre-espionnages français et belge« (154). S’il n’écarte pas totalement l’espionnage (il en cite un exemple presque contemporain, sous fausse identité, 136n48), l’auteur ne semble y accorder crédit et préfère croire qu’il puisse s’agir d’une fabrication française. Si l’auteur n’apporte pas vraiment de conclusion à cette affaire du »Vengeur«, il affiche par contre une certitude, sur la foi d’archives allemandes, quant à l’arrestation des deux capitaines britanniques Brandon et Trench à Borkum à la fin de l’été 1910, sur laquelle des archives luxembourgeoises et françaises pourraient apporter un autre éclairage. Outre de classiques études, bienvenues, sur les reconnaissances des chemins de fer allemands (1888–1914) et l’observation des manœuvres britanniques de 1912, et après un portrait de l’attaché militaire à Berlin (1900–1903), l’auteur se consacre à deux analyses notables. La première, classique sur la forme, c’est-à-dire que l’auteur y privilégie les aspects allemands et britanniques, négligeant presque l’apport français. La deuxième est plus inédite et bienvenue. Elle traite d’un phénomène suffisamment rare dans les Intelligence Studies pour être noté: l’escroc au renseignement, ou »Nachrichtenschwindler« ou »intelligence fabricator«. Là, il s’agit d’un Munichois, Hendrik Reeser, se présentant comme Hollandais sous fausse identité, aux opérations »jusqu’à aujourd’hui peu claires« (135). Il sembla être actif en 1882, qui lui valut une condamnation à Munich, puis en 1886, où les Français se montrèrent méfiants, en 1892, où il fut à nouveau justifiable en Bavière, enfin entre 1897 et 1906, où il tenta d’informer l’ambassade bavaroise de Paris, et pour finir en 1912 à la Zentralpolizeistelle de Strasbourg. Ce personnage »s’inscrivait tout à fait dans la tradition du roman picaresque moderne« (135).

Par son utilisation extensive de sources archivistiques, y compris des documents rarement exploités, ce qui enrichit la compréhension des lecteurs sur les opérations clandestines et les techniques de collecte de renseignements de l’époque, Pöhlmann offre également une analyse critique des succès et des échecs des services de renseignement, ainsi que de leur impact sur les décisions militaires et politiques. Geheimnis und Sicherheit propose une analyse éclairée et nuancée du renseignement militaire à l’approche de la Première Guerre mondiale. Il est un ajout significatif à l’histoire militaire et les Intelligence Studies. Cette perspective comparative est d’autant plus précieuse que, rare, elle éclaire non seulement le passé mais aussi les dynamiques contemporaines des services de renseignement. C’est une lecture essentielle pour les historiens, les étudiants en études militaires, et tous ceux intéressés par l’histoire de la sécurité et du renseignement.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Gérald Arboit, Rezension von/compte rendu de: Markus Pöhlmann, Geheimnis und Sicherheit. Der Aufstieg militärischer Nachrichtendienste in Deutschland, Frankreich und Großbritannien 1871–1914, Basel/Berlin/Boston (Oldenbourg) 2024, 255 S., 4 Abb., 10 Zeichnungen, 4 Kart. (Zeitalter der Weltkriege, 26), ISBN 978-3-11-138046-9, EUR 39,95., in: Francia-Recensio 2024/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106718