Le présent ouvrage est la publication de la thèse de Lena Rudeck, chercheuse à la Humboldt-Universität de Berlin, soutenue en 2022 à la Freie Universität Berlin et consacrée aux clubs destinés aux officiers et soldats des alliés occidentaux en Allemagne occupée entre 1945 et 1955. Cette étude se distingue par son analyse approfondie du temps libre dans ces clubs, un domaine encore peu exploré, surtout dans une perspective comparative tri-nationale. L’autrice a réalisé un travail remarquable en mobilisant des sources provenant des États-Unis, de Grande-Bretagne, de France et d’Allemagne, incluant des publications gouvernementales, des décrets, des correspondances officielles, des journaux mais aussi des ego-documents, des lettres ou encore des journaux intimes et des photographies. L’ouvrage est structuré en cinq chapitres thématiques, chacun décrivant et analysant la vie quotidienne dans ces clubs. Bien que les sources américaines soient majoritaires, chaque chapitre compare les différences entre les clubs de chaque pays et retrace leur évolution chronologique.
Le premier chapitre contextualise et décrit les clubs d’officiers et de soldats. Ces clubs, créés après la Seconde Guerre mondiale, trouvent leurs racines dans des établissements similaires apparus dès le début du XXe siècle, principalement dans les anciennes colonies. Ils visaient à prévenir les débordements liés à la consommation d’alcool, à la violence, au marché noir ou encore aux contacts sexuels avec les femmes locales, en offrant aux soldats un espace de divertissement en entre-soi national. Ces lieux proposaient différents divertissements: sport, activités intellectuelles et créatives, spectacles, danse et musique. Les gouvernements militaires »voulaient, avec l’aide des clubs, instaurer une nouvelle normalité dans l’état d’urgence de l’occupation« (79), tout en les contrôlant et les contenant dans ces lieux. Au début de l’occupation, les clubs étaient strictement réservés aux soldats des forces occupantes, interdisant l’accès aux Allemands. Toutefois, des assouplissements furent rapidement introduits, permettant aux Allemands de fréquenter ces clubs, principalement en raison du manque de personnel, et permettant à l’inverse aux soldats occupants de visiter les bars et autres lieux de festivités allemands.
Les acteurs de cette étude, les employés des clubs et leurs visiteurs, sont au cœur du deuxième et troisième chapitres. Les employés, majoritairement des femmes, provenaient à la fois des pays alliés et d’Allemagne. Pour les femmes des pays alliés, travailler dans ces clubs représentait une opportunité d’émancipation et d’accès à des postes à responsabilité. Pour les femmes allemandes, dans le chaos de l’après-guerre, ces emplois offraient une source de revenus stable. L’autrice montre l’ambivalence du rôle des femmes au sein des clubs. D’un côté, travailler dans l’un de ces clubs représente une grande opportunité d’émancipation sociale. Pour les femmes des pays alliés, c’est l’occasion de s’éloigner de leur famille, de s’émanciper et, pour certaines, d’accéder à des postes à responsabilité. De l’autre, les femmes sont engagées pour répondre aux désirs des hommes: »Sourire, écouter et parler, servir, faire de la musique et danser – étaient les principales tâches des employés des clubs d’officiers et de soldats« écrit l’autrice (130). Au-delà de ce rôle de divertissement et de représentation, l’autrice ouvre des pistes du genre sur les relations entre les soldats et les femmes, alliées et allemandes, dans les clubs. Des cas de violences sexuelles et de prostitution ont certainement eu lieu, même si les gouvernements militaires tentent de lutter contre ces pratiques. Le manque de sources empêche de dresser un tableau complet à ce sujet.
Le troisième chapitre se place du côté des visiteurs des clubs et des critères d’admission. L’autrice montre les mécanismes d’inclusion et d’exclusion et d’intersectionnalité qui se jouent dans les clubs et qui semblent être une continuité des dynamiques de l’idéologie nazie. Les clubs étaient séparés par nationalités, grades militaires et critères raciaux, notamment pour les soldats afro-américains et pour les soldats des colonies françaises. Les femmes allemandes quant à elles furent progressivement admises dans les clubs, avec des contrôles stricts, en particulier en zone américaine où un social pass était requis pour les invitées allemandes.
Les deux derniers chapitres se consacrent aux pratiques concrètes pour recréer un quotidien dans les clubs ainsi qu’à l’image perçue des clubs dans la société entre lieux d’immoralité et avant-gardistes. Le quatrième chapitre décrit comment ces clubs recréaient un environnement civil pour les soldats. La décoration, les événements organisés et les spécialités culinaires visaient à »symboliser un chez-soi à l’étranger« (177) pour les soldats. La musique, en particulier, jouait un rôle central, renforçant le moral des troupes et servant de récompense. L’autrice souligne que des différences entre les clubs se font sentir, reflétant la mise en place de priorités d’un côté, de l’autre les différences de moyens que les clubs ont.
Le dernier chapitre reflète différentes facettes de l’image que renvoient les clubs dans la société. Tout d’abord l’autrice approfondit la perception des clubs comme des lieux d’immoralité associés aux relations amoureuses et sexuelles entre soldats alliés et femmes allemandes. Du point de vue de la société, ces relations sont perçues comme immorales, car elles remettent en cause à la fois le schéma traditionnel d’une relation légitime, mais ces relations sont aussi stigmatisées pour des raisons nationalistes ou racistes car ces femmes ont des relations avec un membre d’une nation anciennement ennemie ou avec un soldat de couleur. Cependant, les clubs demeurent des lieux bien fréquentés offrant de grandes opportunités au niveau culturel et artistique, ce qui profita notamment au développement de la musique et du jazz en RFA. Enfin l’autrice finit par ouvrir des pistes sur l’existence des clubs après 1955. Son étude s’arrête effectivement à cette date en raison de la césure politique des accords de Paris, mais pour autant les clubs existent toujours. Si leurs fonctions changent, ils restent des symboles fort culturels et ont été visés par des attaques terroristes d’extrême gauche dans les années 1970.
L’ouvrage se lit avec plaisir, malgré quelques répétitions, dû à sa structure, et plonge le lecteur dans l’univers de ces clubs d’après-guerre. L’autrice offre une contribution significative à l’histoire du quotidien, en abordant avec succès des thématiques d’interactions sociales et culturelles, de genre, et d’intersectionnalités. S’il n’y a pas de structures comparables pour la zone soviétique, comme l’a souligné l’autrice au début de l’ouvrage, il serait toutefois intéressant de voir comment les soldats soviétiques ont vécu leur temps libre et se sont intégrés (ou non) à la société d’après-guerre en zone occupée.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Gwendoline Cicottini, Rezension von/compte rendu de: Lena Rudeck, Vergnügen in Besatzungszeiten. Begegnungen in westalliierten Offiziers- und Soldatenclubs in Deutschland, 1945–1955, Bielefeld (transcript) 2023, 316 S., 12 s/w Abb., ISBN 978-3-8376-6622-9, EUR 39,00., in: Francia-Recensio 2024/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106719