Pour le compte du Commissaire fédéral aux archives de la Stasi (Bundesbeauftragter für die Stasi-Unterlagen), Daniela Münkel a entrepris la tâche gigantesque de coordonner l’édition des rapports secrets de la Stasi (Ministerium für Staatssicherheit, ministère de la Sécurité de l’État) envoyés au SED de 1953 à 1989. Elle a évidemment été épaulée par une équipe de nombreux collaborateurs.
En effet, depuis le 17 juin 1953, année du soulèvement des ouvriers de Berlin-Est, le SED attacha un intérêt constant aux rapports de la Stasi qui devaient lui permettre de mieux mesurer les dangers qui pourraient le menacer et de ne pas se faire surprendre. Outre 1953, il y a des années clés à l’intérêt flagrant comme 1989 (date de la chute du Mur), 1971 (arrivée au pouvoir d’Erich Honecker), 1976 (l’année où Wolf Biermann fut déchu de sa citoyenneté est-allemande). On ne s’étonnera donc pas que les différents volumes – un pour chaque année – ne soient pas publiés dans l’ordre chronologique, mais selon l’attente qu’ils peuvent susciter auprès des lecteurs. Ils sont un outil fort utile pour la recherche, étant donné les difficultés qui persistent pour y accéder depuis la chute du Mur et l’unification allemande.
Notons qu’il s’agit des rapports portant sur la seule RDA à l’exclusion de la RFA et de l’étranger en général. Notons aussi que la Stasi subit plusieurs restructurations au cours de ces 36 ans de rapports secrets, ce qui implique des approches différentes. En 1957, Ernst Wollweber fut remplacé par Erich Mielke à la direction de la Stasi. Celui-ci intensifia le renseignement sur l’état d’esprit de la population et fixa également la liste des personnes à qui les rapports devaient être adressés. En 1965, il fut décidé une extension des compétences de la ZAIG (Zentrale Auswertungs- und Informationsgruppe, groupe central d’évaluation et d’information), légèrement modifiée dans les années suivantes, en particulier avec l’arrivée au pouvoir d’Erich Honecker en 1971.
Le présent volume, édité par Martin Stief et Mark Schiefer,est consacré à l’année 1982, une année de crises, la confrontation des deux blocs Est-Ouest faisant resurgir la menace d’une seconde guerre froide. La RDA étant un poste avancé vers l’Ouest avait une grande importance pour le bloc soviétique. Aux États-Unis, Ronald Reagan, entré en fonction en 1981, se montra particulièrement anti-communiste. En 1979, l’OTAN avait prévu de déployer à partir de 1983 des fusées de moyenne portée Pershing 2 en Europe où l’URSS changeait progressivement depuis 1977 son arsenal de missiles contre des SS 20 qui provoquèrent une grande inquiétude en Allemagne fédérale. Les Allemands de l’Ouest recherchèrent donc davantage la protection des Américains.
Le début des années 1980 vit aussi l’implantation progressive en RDA du mouvement de la paix à l’image de celui de l’Ouest. Ce mouvement réclamait une désescalade dans la course aux armements ce qui signifiait une remise en cause radicale de la politique du SED. On constate que la moitié des informations transmises au SED par la Stasi concernait les mouvements pacifistes protégés par les églises (30). Le nombre des rapports sur les églises protestantes, devenues des lieux de rencontre des groupes oppositionnels au régime, s’intensifia avec le succès remporté depuis 1980 par les badges »Schwerter zu Pflugscharen« (Des épées transformées en socs de charrues). Fin janvier 1982, Rainer Eppelmann et Robert Havemann rédigèrent le Berliner Appell »Frieden schaffen ohne Waffen« (Appel de Berlin, »Faire la paix sans armes« sur le modèle du Krefelder Appell de 1980) où ils mettaient en garde contre une guerre atomique et réclamaient une zone démilitarisée en Europe (131, 141). Ils parvinrent à publier leur texte dans des médias ouest-allemands comme la Frankfurter Rundschau et le Tagesspiegel. Tous deux s’élevaient aussi contre les jouets militaristes distribués aux enfants (tanks, soldats de plomb, etc.), contre l’instruction militaire obligatoire, instaurée en 1978, contre le faste des parades et défilés solennels devant la loge des dirigeants du SED.
Il apparaît que l’Église catholique également, d’ordinaire sur la défensive, fit l’objet d’une surveillance particulière de la part de la Stasi pour avoir publié en 1982 plusieurs lettres pastorales dans lesquelles elle critiquait ouvertement la politique militariste de la RDA et prenait position sur les événements de Pologne avec Solidarnosc (29).
Parmi les autres centres d’intérêt de la Stasi on relève tout ce qui touchait à la contestation en matière d’écologie, aux visites, officielles ou non, de personnalités du monde politique en particulier de la RFA, tout comme les réactions de la population face à la situation dramatique de l’économie est-allemande, des pénuries (200, 236) et du financement de l’endettement grâce à des crédits concédés par l’Ouest.
Les rapports de la Stasi informaient aussi sur des événements ponctuels comme les tentatives d’évasion à l’Ouest, largement documentées en tant que sujets particulièrement sensibles. On peut en fournir quelques exemples concrets. Quatre hommes d’une trentaine d’années, au-dessus de tout soupçon, étaient employés dans le Vogtland afin de cultiver des parcelles de terrain à la frontière de la RFA. Les soldats postés à la frontière ne s’étaient donc pas méfiés avant que les individus concernés ne franchissent les quelques mètres qui les séparaient de l’Ouest. Ils revinrent au bout de quelques jours en RDA sans subir aucune punition alors que les soldats héritèrent de deux années de prison (219–226). La même année, on signala aussi le cas de trois hommes qui parvinrent à s’échapper sur leur bulldozer (196).
Les rapports de la Stasi font état à des occasions de rencontres fréquentes, bien que rigoureusement interdites, entre ces soldats et leurs homologues ouest-allemands. Ils recevaient des cadeaux comme des revues pornographiques, des vêtements, de l’alcool et jouaient ensemble aux cartes, ce qui révèle des failles non négligeables dans le système de surveillance et l’échec de la formation idéologique.
Chaque ouvrage de la série Die DDR im Blick der Stasi est conçu en 320 pages de la même manière avec des notes de bas de pages très documentées. Il en existe une version digitalisée. Dans le présent volume la brève préface de Daniela Münkel est suivie d’une longue introduction de 50 pages de Martin Stief, en fait un commentaire très précis du choix des documents édités avec l’historique de la période et des personnes présentées. On notera également, avant le corpus de textes, la présence d’une dizaine de documents en fac-similé, par exemple la photo de la sculpture originale »Schwerter zu Pflugscharen«. Les notes de bas de page sont denses et apportent encore des éclairages supplémentaires. La liste des abréviations utilisées en RDA est fort utile.
Cet ouvrage incontournable, fruit d’un travail considérable, est un modèle du genre et une source de grande valeur.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Martin Stief, Mark Schiefer (Hg.), Die DDR im Blick der Stasi 1982. Die geheimen Berichte an die SED-Führung, Göttingen (Vandenhoeck & Ruprecht) 2023, 320 S., ISBN 978-3-525-30234-7, EUR 30,00., in: Francia-Recensio 2024/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106720