De la centaine de prisonniers allemands détenus en Grande-Bretagne en novembre 1939, le nombre de »soldats de Hitler« détenus en territoire allié dépasse en 1945 les 600 000, répartis entre les États-Unis (61,5 %), la Grande-Bretagne (32,8 %) et le Canada (5,7 %). Cette spectaculaire augmentation du nombre de soldats allemands capturés par ces trois nations occidentales constitue un fait marquant et connu de la défaite totale de l’Allemagne nazie. Toutefois encore peu d’historiens se sont intéressés, au-delà de la capture, aux conséquences d’un tel nombre de vaincus pour les puissances belligérantes qui doivent les entretenir. En considérant précisément ces captifs alors qu’ils sortent des champs de bataille pour être placés au cœur des sociétés en guerre, Jean-Michel Turcotte livre une étude richement sourcée sur cette captivité qui quitte l’histoire strictement militaire pour devenir un enjeu politique et diplomatique.

L’ouvrage, provenant d’une thèse soutenue en 2018 à l’université de Laval, tire le meilleur profit de ce décentrement qui offre un stimulant angle afin d’observer comment la gestion des prisonniers allemands vient redéfinir les relations entre les trois alliés, tant la guerre aiguise tensions et rivalités comme elle oblige aux consensus. Cette perspective interalliée retenue par l’auteur est inscrite dans le champ des relations internationales et analyse les mesures prises par les autorités des trois États à partir de la circulation »d’expertise, d’informations et de renseignements« (7) ainsi que de personnes. Les neuf chapitres livrent non seulement une histoire renouvelée de la captivité allemande à l’Ouest, mais aussi une histoire de la participation canadienne à la conduite de la guerre par les Alliés.

Après un chapitre d’ouverture qui présente le »régime de captivité« des différentes puissances détentrices, la première partie retrace, en cinq chapitres chronologiques, la politique de captivité élaborée à la confluence de l’échelle internationale (militaire) et des échelles nationales (politiques), de la campagne de France aux lendemains de la défaite du Reich en 1947. Cette étude multiscalaire permet de suivre les différents protagonistes sous la forme des grands ministères mais aussi d’une myriade de comités ad hoc, qui suivent leur propre agenda, contraints toutefois par la nécessité de travailler de concert à la victoire. Cette coopération »américano-Commonwealth« est alors analysée à travers les notions de »competitive cooperation«, de »dynamique décisionnelle« et convoque largement les travaux de Neville Wylie. L’intervention croissante des puissances neutres (Suisse) et des organisations humanitaires genevoises (CICR, YMCA, Commission œcuménique des Églises) impliquées dans l’assistance aux captifs aurait sans doute justifié un plus net usage de la notion de »diplomatie humanitaire« dans une perspective transnationale comme la prise en compte du Vatican, tant l’attention portée aux prisonniers fut centrale dans le projet politique développé sous le pontificat de Pie XII.

Le lecteur suit dans ces pages comment le Canada, selon l’évolution du front militaire, utilise la volonté du gouvernement britannique d’éloigner de son territoire les prisonniers pour »affirmer son statut de nation indépendante sur la scène internationale« (40). Alors que le Canada devient le pays du Commonwealth qui accueille le plus grand nombre de prisonniers jusqu’en 1943, le dominion voit sa marge de manœuvre se renforcer face à Londres qui conçoit l’empire comme une seule entité politique: Ottawa parvient à remplacer l’agent-principal qui cantonne le Canada au statut de simple agent assujetti à un Royaume-Uni qui décide par le principe de responsabilité conjointe (joint-principal), motivé par le refus canadien de céder le contrôle de ses relations internationales à ce dernier. La façon dont les nécessités de la guerre impose, pour éviter des représailles, un traitement selon les mêmes normes des deux côtés de l’Atlantique fait écho aux conceptions nazies qui ne distinguent pas entre les captifs du Commonwealth. Cette relation bilatérale devient à partir de 1942 triangulaire avec l’entrée des États-Unis en guerre que les Canadiens cherchent à utiliser pour confirmer leur indépendance, moyennant, en retour, un transfert d’expérience en matière de captivité allemande. Cette approche fonctionnaliste de la solidarité impériale, puis interalliée, est un apport incontestable de l’ouvrage. L’analyse de la crise des menottes (Shackling Crisis) en 1942, la convention de 1929 relative au traitement des prisonniers analysée comme un lieu de négociation interallié ou encore les échanges de captifs entre les trois puissances montrent toute la pertinence de la focale choisie par l’auteur. Au final, »le traitement des prisonniers de guerre ne dépend plus uniquement de la réciprocité avec l’Allemagne, mais aussi des relations intra Commonwealth« (91).

Les trois derniers chapitres qui forment une seconde partie thématique reviennent sur trois enjeux fondamentaux en termes de souveraineté comme d’alliance: le chapitre 7 explore les conditions de captivité et l’aide humanitaire, notamment du CICR, en cherchant à examiner la réalité quotidienne dans les camps telle qu’elle est perçue par les différents acteurs. L’analyse aurait cependant gagné à aborder le positionnement du CICR également comme le révélateur d’un projet propre à l’institution tant son pragmatisme n’est pas une fin en soi. Le chapitre suivant s’intéresse à la mise au travail des captifs allemands en montrant combien la main-d’œuvre prisonnière, par sa valeur économique et symbolique, devient un sujet d’échange entre les trois puissances autant qu’un révélateur de leurs différentes approches: emploi sur la base du volontariat au Canada, réticence durable des Britanniques; captivité économique à maximiser pour les États-Uniens. Le dernier chapitre est heureusement consacré à la gestion du nazisme captif dans sa dimension idéologique de dénazification et de rééducation. Si les profondes divergences entre les États-Uniens et leurs deux alliés sont soulignées en renvoyant à des imaginaires de l’Allemand différents mais aussi à des modèles démocratiques à diffuser concurrents, le chapitre tend à survoler ces enjeux, certes très riches, plutôt qu’à proposer une véritable comparaison qui montrerait, concrètement, comment »turn a Nazi into a human being« (p. 311, Alexander Paterson, du Directorate of Prisoners of War à Londres) a été tenté.

L’ouvrage, rédigé dans un style fluide, fermement charpenté autour d’une introduction, d’une conclusion comme de conclusions de chapitre très méthodiques, agrémenté d’un index, promettait beaucoup. Et il tient nombre de ses promesses. Paradoxalement néanmoins, il ne semble pas aller au bout de sa lecture en termes de relations internationales: la notion d’alliance qui aurait permis d’explorer à nouveaux frais les avantages relatifs qu’une puissance faible peut escompter vis-à-vis d’un allié plus fort n’apparaît pas dans le dense appareil théorique. Le choix du plan chronologique conduit à un récit singulatif qui favorise les répétitions. Cela empêche des analyses transversales larges, par exemple sous la forme de présentations prosopographiques ou de réflexions en termes de communauté épistémique. Cela conduit aussi à une certaine essentialisation des acteurs trop souvent réduits à Ottawa, Londres, Washington, Berne, Genève ou Berlin. Enfin, la focalisation sur les trois alliés occidentaux se fait aux dépens des autres dont les interactions ne sont pas moins déterminantes pour interpréter la captivité comme un phénomène »global«: le cas français est évoqué de façon trop allusive, mais surtout l’URSS en tant que puissance militaire et détentrice de prisonniers majeure qui constitue l’autre pôle en matière de régime de captivité n’est pas discuté. La littérature existe pourtant. L’ouvrage constitue une salutaire contribution à l’histoire de la captivité et de la Seconde Guerre mondiale vue depuis les autorités canadiennes et ouvre des perspectives qui reste à explorer à l’échelle-monde.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Fabien Théofilakis, Rezension von/compte rendu de: Jean-Michel Turcotte, Comment traiter les »soldats d’Hitler«? Les relations interalliées et la détention des prisonniers de guerre allemands (1939–1945), Ottawa (Les Presses de l’Université d’Ottawa) 2022, 406 p. (Études canadiennes), ISBN 978-2-76033-720-6, DOI 10.1515/9782760337213, CAD 39,95., in: Francia-Recensio 2024/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.3.106721