La noblesse des États latins d’Orient a été l’objet d’une étude de Jonathan Riley-Smith, The Feudal Nobility and the Kingdom of Jerusalem, 1174–1277, en 1973. Aujourd’hui, Florian Besson s’y intéresse à nouveau avec ce livre qui est issu de sa thèse soutenue à Paris IV – Sorbonne en 2017, sous la direction d’Élisabeth Crouzet‑Pavan, qui avait un titre légèrement différent: Les barons de la chrétienté orientale. Pratiques du pouvoir et cultures politiques en Orient latin (1097–1229).
Suivant les idées de Michel Foucault sur les pratiques de »gouvernementalité« et celles de Pierre Clastres sur les »sociétés contre l’État«, l’auteur se propose d’analyser les cultures et les pratiques politiques principalement dans le royaume latin de Jérusalem, jusqu’à la »rupture« qui a lieu vers 1230 (Frédéric II de Hohenstaufen roi de Jérusalem, guerre contre les Ibelin, passage au français dans les actes et sur les monnaies), les »seigneurs« étant »ceux qui disent l’être et qui sont reconnus comme tels par leurs pairs«, le roi étant inclus dans cette définition (10). L’étude est divisée en six chapitres.
Dans le premier, »Tenir la terre« (21–105), l’auteur s’intéresse au fief qui était au cœur de l’identité aristocratique. Les fiefs n’étaient pas figés, les petits tendant à disparaître au profit des plus gros, et ils étaient soumis aux aléas des histoires familiales. Ils étaient bornés et tenus au moyen de châteaux ou de forteresses et contrôlés par des seigneurs sans cesse en mouvement. De la terre, l’auteur passe aux hommes qui l’occupaient dans le chapitre intitulé »Dominer les hommes« (107–185). Le premier trait de la domination des seigneurs était leur violence, dont ils étaient eux‑mêmes protégés par le droit féodal. Le second était l’exercice de la justice, qui était aussi une source de richesse avec la rente féodale, l’économie étant largement monétaire.
Après ces deux chapitres qui fixent en quelque sorte le cadre, l’auteur étudie la société politique seigneuriale selon quatre thèmes. Le premier est »Faire groupe« (187–260). Le premier groupe est celui de l’entourage du seigneur, mais les fidélités pouvaient être fluctuantes. Vient ensuite le lignage, les chartes par exemple montrant l’importance des liens familiaux. Les mariages ont permis l’éclosion d’une »société des seigneurs«, mais se posait la question de la consanguinité car les alliances avaient lieu essentiellement entre familles de l’Orient latin. Dans cette société, les femmes sont assez peu connues, sauf les grandes comme Alice d’Antioche ou Mélisende de Jérusalem, qui ont voulu exercer le pouvoir elles-mêmes; il faut cependant noter la grande proportion de remariages, comme elles étaient convoitées pour leur dot ou leurs biens.
Avec »Se distinguer« (261–327), l’auteur trace les limites de ce groupe: on naissait noble (au sens ici de »fils de dame ou de chevalier«) et on était exclu du groupe en cas de lâcheté, de rupture de serment, d’hérésie. Ces hommes se définissaient comme chevaliers (miles), nobles (nobiles), moins souvent barons; ils étaient aussi seigneurs (domini) et les femmes dames (domine); au niveau supérieur se trouvaient les nobiliores, les majores, les »hauts hommes«. Ces seigneurs devaient vivre à côté des »bourgeois« et malgré des relations qui pouvaient être tendues, des cas d’entrée dans la noblesse sont connus.
Les seigneurs formaient un groupe plutôt fermé, ce qui ne les empêchait pas de »rivaliser« (329–379), pour la possession de terres, pour des titres, des honneurs, des richesses. Toujours ils étaient en compétition, dans l’image qu’ils donnaient d’eux‑mêmes (de leur corps, avec leurs gestes, dans leurs vêtements), dans la maîtrise de leurs émotions. Cette rivalité sortait du groupe, notamment contre le roi: pour contester la place à laquelle on se trouvait, contre la politique du monarque, contre l’entourage de ce dernier, avec constamment une demande de redistribution du pouvoir. Les conflits avaient aussi lieu entre les seigneurs, qui n’hésitaient pas à recourir à l’assassinat. Toutes ces dissensions étaient résolues par des réconciliations orchestrées par des médiateurs afin de retrouver la paix.
Dans »Partager le pouvoir« (381–453), l’auteur montre l’importance de la collecte de l’information, principalement militaire, mais aussi le début de constitution d’archives seigneuriales, la parole conservant toujours une grande force, surtout lorsqu’on prêtait serment. De plus, les seigneurs étaient considérés comme de beaux parleurs, en toutes circonstances, jusque sur le champ de bataille. Politiquement, le partage du pouvoir avait lieu à la »cour générale«, rassemblée plus ou moins régulièrement, selon les événements, lorsqu’une décision devait être prise: élection royale, choix de représentants. Militairement, les seigneurs se partageaient les charges du service, aussi le butin. Le cas échéant, il fallait partager les fiefs et les terres lors d’héritages.
Dans sa conclusion (455–464), l’auteur revient sur les questions posées sur les visions du pouvoir et sur les pratiques politiques et distingue des balancements entre légitimité et illégitimité, entre états de domination et espaces d’autonomie relative. Les pratiques de pouvoir ont créé une culture politique cohérente et originale.
Suivent une présentation des sources (467–479), les sources imprimées1 (481–489), une bibliographie bien fournie (491–527), et un index des noms et des lieux.
Florian Besson offre un riche travail dont ce compte rendu ne peut révéler tout l’intérêt. Il a beaucoup lu, s’inscrivant ainsi dans les débats historiographiques contemporains, auxquels il apporte une contribution originale.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jacques Paviot, Rezension von/compte rendu de: Florian Besson, Les Seigneurs de la Terre sainte. Pratiques du pouvoir en Orient latin (1097–1230), Paris (Classiques Garnier) 2023, 544 p. (Bibliothèque d’histoire médiévale, 34), ISBN 978-2-406-15752-6, EUR 58,00., in: Francia-Recensio 2024/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108055