Le résumé de l’ouvrage figurant sur la quatrième de couverture annonce qu’»entre 1000 et 1200 environ, les émigrants de Normandie ont parcouru de longues distances depuis leur pays d’origine, étendant leur influence politique sur les rives de la mer du Nord, de la mer d’Irlande, de la Méditerranée, de la mer Noire et de la Baltique«.1 L’affirmation donne à penser que le point de départ de ces déplacements est la Normandie. Le titre de l’ouvrage suggère que la mer est au cœur du propos, or elle apparaît souvent en filigrane dans les articles. Cela étant dit, ces derniers qui constituent des études de cas parfois poussées, sont le fruit de recherches récentes.

La longue introduction de Philippa Byrne et Caitlin Ellis s’ouvre sur le voyage maritime d’Adélaïde (par ailleurs issue d’une famille de la péninsule italienne), veuve de Roger de Hauteville en vue de son mariage avec Baudouin de Boulogne, roi de Jérusalem. L’épisode est présenté comme celui d’une rencontre »transmarine«, après une navigation à risques, et transculturelle entre le pouvoir normand en Italie et son voisin méditerranéen. C’est selon ces deux concepts que les autrices ambitionnent de positionner l’ouvrage.

Mark Bowden et Allan Brodie livrent une étude archéologique et architecturale du château de Pevensey devant lequel la flotte de Guillaume est arrivée en 1066. Le site offre alors un ancrage protégé avant que l’action de la mer ne lui fasse perdre cet atout au XIIe siècle. Les aménagements du château par le nouveau pouvoir normand montrent une volonté d’imiter les défenses romaines voisines et ainsi de relier symboliquement la dynastie conquérante à l’empire romain. David Bates, dans la conclusion, ajoute que cette imitation de modèles romains est déjà présente à l’époque anglo-saxonne. Andrew Blackler s’appuie sur les recherches menées dans le cadre de sa thèse, utilisant l’historiographie de langue grecque, pour émettre l’hypothèse que la grande tour quadrangulaire attestée en Anjou et en Normandie au Xe siècle trouve ses racines dans les fortifications byzantines très antérieures. Le modèle aurait été transmis via la »diaspora normande et des hommes du Nord« présente en Orient, un transfert de savoirs pour lequel les routes terrestres et fluviales sont potentiellement utilisées. Carolyn Cargile insiste sur la persistance de liens culturels entre monde anglo-normand et Scandinavie à la fin du XIe et au XIIe siècle en s’appuyant sur une analyse comparée des éléments des récits mettant en scène Harald, roi de Norvège, et Tostig Godwinson en 1065–1066, éléments présents dans l’Historia ecclesiastica d’Orderic Vital et dans les textes scandinaves postérieurs. Elle analyse en outre les références à la mer dans l’œuvre d’Orderic, entre évocation de ses dangers et illustration métaphorique du tumulte des affaires humaines. Daniel Talbot s’appuie sur le récit de fondation d’Étienne de Whitby, premier abbé du monastère Sainte-Marie de York. Il considère que l’auteur cherche à occulter la première fondation à l’époque anglo-saxonne et la dédicace à saint Olaf, pour mettre en avant la refondation royale normande. John de Courcy, issu d’une famille originaire de la Normandie occidentale, fonde dans le dernier tiers du XIIe siècle ce que Claire Collins qualifie de première seigneurie normande en Irlande. Désigné comme prince d’Ulster, il fait de Down le centre de son pouvoir et construit sa domination par un réseau d’alliances dans les territoires riverains de la mer d’Irlande et par son mariage avec la fille du roi de l’île de Man. Mahir Shaab Abdusalam fonde son propos sur une lettre écrite vers 1137, conservée comme modèle dans un recueil du XIVe siècle, adressée par le calife fatimide à Roger II de Sicile. Elle apporte des éclairages sur leurs relations et leurs intérêts communs. Les Fatimides ne s’opposent guère à l’implantation normande sur la côte nord de l’Afrique, aux mains de pouvoirs musulmans rivaux. Les intérêts personnels et financiers prennent le pas sur les préoccupations religieuse et politique. Le propos suggère l’existence de capacités maritimes de Roger II sans apporter de réelles informations à ce sujet. La contribution d’Alexandra Vukovich mène dans le territoire de la Rus, carrefour de routes fluviales, terrestres et maritimes entre la Méditerranée, la steppe eurasienne et le nord de l’Europe et ainsi à la question débattue de la place qu’y occupent les Hommes du nord (Northmen). Grâce à une analyse numismatique, elle montre qu’ils doivent être considérés comme des acteurs de ce monde complexe.

Les espaces évoqués dans ce volume sont ainsi multiples. Les contributions abordent des thèmes qui vont au-delà du titre de l’ouvrage. Il ne s’agit pas uniquement de »mondes normands« et, à ce propos, il convient de différencier les Northmen des Normands et de déterminer si l’on se réfère à une identité, soit une construction sociale, ou à une origine. Le transculturalisme et le multiculturalisme qui transparaissent dans plusieurs contributions invitent à considérer qu’il est réducteur de se référer uniquement à des »mondes normands«. La mer, elle-même, est finalement peu présente et il ne suffit pas d’évoquer des relations entre des territoires liés ou séparés par la mer pour qu’elle soit au cœur du traitement. Finalement, l’épilogue de David Bates cherche à donner une cohérence à l’ensemble en évoquant l’historiographie concernant le rôle de la mer dans l’espace anglo-normand pour mieux insérer cette dernière au centre de la réflexion. Il met en perspective les études de cas par une analyse visant à pointer, à juste titre, que le fait de s’intéresser spécifiquement à des cas »normands« peut conduire à les considérer comme des spécificités normandes. Il replace les choses dans un cadre européen dans lequel les Normands sont actifs au sein d’un espace maritime dynamique, mais n’y sont pas les seuls et pas les premiers. Il souligne que ceci est bien mis en lumière dans la contribution à propos de l’origine débattue du peuple russe et du rôle des Northmen. Il pointe qu’il est plus largement question d’une histoire de Völkerwanderung et que dans ce sens, il n’y a pas de commune mesure entre les migrations du premier millénaire et la conquête anglaise qui est un »transfert d’élites à petite échelle« (selon la formulation provocatrice de Peter Heather).

1 »Between c. 1000 and c. 1200 AD, emigrants from Normandy travelled long distances from their homeland, spreading their political influence to the shores of the North Sea, the Irish Sea, the Mediterranean, the Black Sea, and the Baltic«.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Laurence Jean-Marie, Rezension von/compte rendu de: Philippa Byrne, Caitlin Ellis, Maritime Exchange and the Making of Norman Worlds, Turnhout (Brepols) 2024, X–230p., 17 b/w, 12 col. fig., 3 b/w, 3 col. maps (Transcultural Medieval Studies, 3), ISBN 978-2-503-60217-2, EUR 75,00., in: Francia-Recensio 2024/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108057