»Tunc unumquodque perfectum est, cum potest sibi simile producere«, ainsi la perfection de chaque chose dépend de sa capacité à se reproduire elle-même, selon Gilles de Rome, ce qui lui permet de définir la masculinité par sa capacité à être par-faite (donc fabriquée) et à se reproduire. C’est par le commentaire de la prédication et de l’éducation des mendiants qu’Anne-Lydie Dubois a choisi d’écrire une thèse sur la formation à la masculinité des laïcs. A l’heure où la construction de la masculinité est détournée pour servir une défense des hommes masculinistes souvent violents1, il est d’autant plus crucial de d’historiciser l’instruction de la masculinité dans une perspective d’histoire du genre constructionniste, qui s’ouvre par des références à Simone de Beauvoir et Judith Butler.

La thèse de Dubois nous fait traverser un siècle de sermons, traités d’éducations princiers mais aussi gloses, encyclopédies et manuels qui construisent et transmettent un idéal masculin en l’ancrant dans ses origines prélapsaires. Elle s’appuie sur un solide appareil conceptuel majoritairement anglophone qui va de Cadden à McSheffrey, en passant par Karras, Bullough, Murray, en y adjoignant les travaux francophones de Fletcher ainsi que de Foehr-Janssens, van der Lugt et Lett qui en signe la préface.

La première partie gravite autour de la masculinité adamique et montre combien les sources des frères mendiants se rejoignent pour faire d’Adam trentenaire (avant la chute) un modèle de virilitas ainsi que d’âge de développement masculin. Son analyse passionnante des textes de Jean de Galles montre notamment la manière dont la virilité, loin d’être essentialisée, nécessite »un renouvellement continu par une série d’agissements« (136). Dans une dialectique gynophobe, l’actus viril doit compléter la masculinité de status pour faire son effectus, »parce qu’il est horrible qu’ils soient hommes par le sexe et femmes ou efféminés par ce qu’ils font« (Communiloquium, pars III, dist. 1, cap. 1; éd. ancienne Venise 1496, fol. 88v). Cette inquiétude s’appuie sur l’exemple de Salmacis dans les Métamorphoses abondamment commenté par les scolastiques. La référence à Ovide est le point de départ de développement sur »l’hermaphrodisme«, source d’une crainte de confusion des sexes, auquel s’oppose une mobilisation active du modèle actif/passif aristotélicien comme fondateur de la différence sexuelle (chez Thomas de Cantimpré et Pierre de Jean Olivi). En conséquence, les mendiants refusent l’interprétation androgyne de la création en Genèse I 27 et insistent sur la bipartition genrée dès la création.

À partir d’un modèle de masculinité idéal et biblique, la deuxième partie s’intéresse davantage aux traités d’éducation et à l’élaboration d’un modèle de paternité. L’autrice montre l’importance de la mobilisation de la figure d’Abraham, père idéal qui hiérarchise correctement l’amour pour son fils et celui pour son créateur, en acceptant de sacrifier l’un à l’autre. Si les âges de la vie de la pueritia à l’adolescentia sont décrits par les mendiants comme des étapes pour construire la masculinité en la préservant et en la dépouillant de l’effémination, il s’agit de réitérer cette longue quête de virilité lorsque l’on devient soi-même père. Les mendiants semblent se montrer relativement sensibles à l’idée aristotélicienne d’une supériorité et d’une plus grande influence du sperme masculin dans la génération; même s’ils ne négligent pas un certain rôle aux mères, l’éducation des garçons est pour eux essentiellement une reproduction du même, du masculin par le masculin. L’interprétation du sacrifice d’Isaac par Origène, qui décrit longuement la souffrance du père se préparant au sacrifice de son fils est citée en longueur par Vincent de Beauvais, qui parvient ainsi à mettre en valeur l’intensité du lien paternel au moment même où celui-ci est prêt à transpercer le flanc de son enfant.

Les références répétées à la paternité et à la masculinité vétérotestamentaires sont également réitérées dans la dernière partie du livre, orientée vers l’homilétique. Les apparentes contradictions servent à nouveau la rhétorique des prédicateurs: ce sont les patriarches polygames qui fondent la continence conjugale et la monogamie. Selon Guibert de Tournai, les hommes des temps anciens avaient la capacité de ne pas perdre leur »éminence de sainteté« par leurs actes sexuels, faculté désormais perdue (345). La continence (pour les laïcs) et la chasteté (pour les clercs) sont devenues des caractéristiques de la masculinité là où le désir sexuel est présenté comme risque de féminisation. D’ailleurs, les mendiants recommandent pour tous l’abstinence sexuelle jusqu’à vingt-deux ans afin d’être un homme formé pour pouvoir subir de front les appels de la chair. Il faut ainsi que les adolescents dorment si possible seuls la nuit pour ne pas découvrir la sexualité précocement (ce qui peut advenir même en dortoir masculin comme s’en inquiète Jacques de Vitry dans son sermon ad pueros et adolescentes, 353). Les modèles ascétiques les plus extrêmes, qui font appel aux mutilations pour résister au désir sexuel sont systématiquement utilisés dans les sermons pour présenter un idéal de chasteté pourtant difficilement compatible avec la reproduction sexuelle des hommes mariés. La lutte contre les pollutions nocturnes et les multiples commentaires qu’elle suscite montre que l’apprentissage de la masculinité se caractérise par la maîtrise (des pleurs qu’on interdit aux jeunes, du sommeil et des désirs).

Ce chemin au cœur de la fabrication de la masculinité passe aussi par la description des vertus masculines de certaines personnes considérées comme des femmes: les veuves. Parce qu’elles ont connu la sexualité conjugale, elles sont soumises à son appel, l’effort de résistance n’en étant que plus remarquable et encouragé sur le modèle de la résistance inculquée aux adolescents. Le modèle à suivre est encore vétérotestamentaire: Judith, la veuve guerrière. Dans les sermons ad viduas, Jacques de Vitry les invite à se comporter de manière courageuse (viriliter), et les fait aussi participer à la construction d’un idéal de masculinité.

Anne-Lydie Dubois montre que dans un monde d’hommes, où la production homilétique et exégétique leur appartient, la construction de la masculinité se fonde sur des modèles souvent inaccessibles de héros vétérotestamentaires, de façon comparable à la »masculinité hégémonique« aujourd’hui (Raewyn Connell). C’est le miroir d’eux-mêmes, que cette société masculine voulait se tendre, qui nous est restitué avec beaucoup de précision par les analyses de Dubois.

1 Christine Bard, Mélissa Blais, Francis Dupuis-Deri (dir.), Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, Paris 2019.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Clovis Maillet, Rezension von/compte rendu de: Anne-Lydie Dubois, Former la masculinité. Éducation, pastorale mendiante et exégèse au XIIIe siècle, Turnhout (Brepols) 2022, 458 p. (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 21), ISBN 978-2-503-59522-1, EUR 85,00., in: Francia-Recensio 2024/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108061